Il est de ces enfants dont le passé n’est qu’un flou artistique. Il est de ces enfants dont le parcours chaotique ne peut se terminer tel celui de Cendrillon. Tu portes Esmeralda comme identité, tu portes sur ta peau le tracé naturel d’une lune aux origines obscures. Tu n’as pas été conçue pour la lumière, toi, la gosse des bas fonds. Tu as perdu ton innocence dans les brasiers de l’Enfer, dans la mort de ceux qui partageaient ton nom, ton sang. Orpheline, dégradée, héritière désargentée. Ton enfance ne se résume qu’à une photo. Tes désirs s’envolent à mille lieues de ta Caroline du Sud, à mille lieues de ce à quoi le commun des mortels aspire.
« Vous avez un don, mon enfant. » Je me souviens de ces mots comme s’ils dataient d’hier, pourtant je ne remets pas de visage sur cette voix douce et calme. Je ne me rappelle que de ces mains qui glissent sur les touches du piano à l’unisson des miennes. J’ai un don, c’est tout ce que je sais de mon existence misérable. J’ai entendu dire que Duchannes était un nom noble, honorable. Et alors ? J’ai grandit dans les rues, les couvents, les orphelinats et les familles d’accueil. J’ai toujours été une fille sage, à n’en pas douter, polie et charmante. Je n’aime pas contrarier les autres, j’adore voir un sourire se dessiner sur leurs lèvres… à dire vrai, journal, il n’y a que toi pour me connaître si amère. Qu’est-ce que je reproche à l’existence ? De m’avoir arraché tous les bonheurs à portée. On m’a rapidement surnommée « chat noir », parmi les assistantes sociales. Dés qu’on était sur le point de m’adopter, l’un des parents tombait malade, ou obtenait l’enfant biologique si longtemps désiré. Eternelle case départ pour la petite Maevys. Tout ce qu’il m’est toujours resté, c’est ce don. J’assimile la musique de façon naturelle, les notes justes, les bonnes vibrations. Une oreille dite absolue. C’est de l’instinct. Ma mère m’a enseigné la musique dés mon plus jeune âge, c’est ce qu’affirme mon dossier. Je n’en sais rien, je ne me souviens pas d’elle. J’ai toujours la sensation de vivre au bord du vide, entre deux pas de danse pour sauver ma peau, gagner de quoi partir, et trois mélodies à la volée, pour distraire, ne pas me faire violer.
« Parlez-moi de votre enfance. » Les psy commencent toujours ainsi. Et toi tu les regardes, incrédule, tu te demandes s’ils sont profondément stupides ou s’ils essayent de forcer le mécanisme verrouillé de ta mémoire. Tu aurais aimé pouvoir leur dire que ta mère était de Falkenberg, qu’elle a rencontré ton père lors d’un voyage à Londres, alors que lui-même possédait des origines françaises… mais comment avouer ce que tu ignores ? Si tu n’avais pas sombré après l’incendie de votre demeure, tu aurais été capable d’affirmer que tu vivais dans une aisance à en faire jalouser bien des enfants, que ta grâce te venait d’une éducation rigoureuse, que ton goût pour la musique était héréditaire. Astrid Duchannes, la belle violoniste. Mais tout ce que tu répondais alors se résumait à : « J’ai tout oublié jusqu’à mes 7 ans. » Alors il te demandait de visualiser des images, d’essayer de te représenter cette vie dont tu étais dépossédée. Pour ne pas le contrarier, tu obéissais, parce qu’il le fallait, parce que tu voulais avoir droit à la liberté. Au fond tu détestais ça, tu préférais rester dans l’ignorance, rêver de voyages interminables, d’une vie différente.
Je pars en croisière. Enfin libérée. Ils ne me poseront plus de questions, ils ne me forceront plus à voir ces psychiatres, ces charlatans. Je n’aurais plus à danser dans ces bars misérables sous le regard de ces chiens galeux en manque, la libido explosant au bord de leurs lèvres dégoûtantes. Je vais chanter pour un équipage distingué. Je vais chanter pour apaiser le mal du pays. Certes, je prends la place d’une autre, je sais que c’est mal… seulement elle me ressemble et c’est la chance de ma vie. Cette fille a tout, moi je n’ai rien. Je peux bien lui voler ça, ça ne lui manquera pas tant. Des tournées, elle en a des tas. Juste un grain de sable dans son quotidien doré. Je m’en vais loin de ce monde que j’exècre. Ce sera fabuleux, j’en suis sûre. Fabuleux.
Tu t’échoues avec les restes d’un bateau malmené par les roches, les dangers d’une mer capricieuse. L’eau s’approprie l’espace de tes poumons, se glisse dans ta gorge, tu te sens partir, sirène abandonnée dans les flots mortels. Tu songes que tu as sauvé la vie de la chanteuse qui n’est pas montée à bord, celle dont tu as pris la place. Tu penses que ton existence paisible est au bout de ces doigts que tu ne sens plus. Tes yeux se ferment sur l’immensité bleutée et tu t’abandonnes à un mort mille fois désirée, bien méritée.
Puis quelque chose te ramène. Tu craches le trop plein de liquide salé, tu inspires, par cet instinct de survie inhérent à ton espèce. Tu vis. Faiblement, mais tu vis. Ta longue chevelure d’ébène et la profondeur de tes yeux noirs perlés de vert te donnent des airs de créature aquatique. Est-ce pour cela que l’on t’a sauvé ? Tout est flou. Tu ne sais plus qui, comment ou pourquoi. Tu sais juste que tout va changer, que tu aimes ça.
Esfir est merveilleuse. Elle est belle, douce. Elle est si gentille avec moi. Je ne sais plus tellement pourquoi je me suis retrouvée à son service, ni comment je suis arrivée sur l’Île. Je crois que mon esprit a effacé mes douleurs d’autrefois. Je le sais parce que, parfois, je perds pieds. Parfois je me montre agressive, et je m’en veux ensuite. Je voudrais lui plaire, lui faire plaisir, toujours, tout le temps, mais c’est plus fort que moi, ça craque, ça se fissure, ça me coupe la respiration et je pleure, ou je cris. Ca fait mal. Je le tais, je disparais momentanément. Je veux pas la contrarier. Puis il y a Eleazar, mon Prince. Il est étrange, si seul. Je ne dis jamais ce que je ressens pour lui, parce qu’il serait trop content, il en profiterait. J’aime la profondeur de ses yeux. Il a quelque chose de brisé qui m’attire. J’aimerais consoler son cœur mort, mais pas comme les autres, pas dans la débauche. Je refuse que quelqu’un me touche de la sorte, je mords, je suis acide… pourtant c’est tentant. Je chante pour apaiser ses souffrances cachées derrière la froideur de ses attitudes, je danse pour lui plaire, j’obéis. Je me partage entre eux avec bonheur. Ils sont tout ce que j’ai. Pour rien au monde je ne voudrais m’échapper.