Errol sait très bien qu'il est contrariant. Il est souvent contrariant. Il s'assure d'être contrariant. Du moins face aux vampires. Habituellement, les humains sont déjà au courant qu'ils devront faire comme il veut, parce qu'ils sont des esclaves et qu'ils obéissent. D'autant plus que beaucoup d'esclaves, même sur HeartKiller, savent que l'archiviste est plutôt agréable et bien que froid et impassible, il ne fait de mal à personne, du moins pas gratuitement. Errol aime particulièrement contrarier les vampires, mais jamais de manière flagrante. Juste rester de marbre, répondre aux questions, parce que souvent, Errol a réponse à tout, ou presque. Les Vampires n'aiment pas l’impassibilité, du moins pas entre eux. Oh, ils l'affichent, parfois, souvent même, mais ils n'aiment pas ça. Et encore moins l'impassibilité distinguée de l'archiviste. C'est un noble solitaire.

Il hoche la tête. Ouais, ben elle est contrariante elle aussi. Oh, il sait qu'elle ne voulait pas qu'il l'aide, la sauve, surtout qu,il s'occupe d'elle, etc. Mais l'archiviste est un conservateur, dans le sens qu'il conserve les choses. Il restaure de vieux manuscrits voués à la destruction. Il ne laisse rien se dégrader sans rien faire. Il a horreur de la destruction gratuite. Il ne laisse pas les manuscrits et documents se dégrader. Il ne laisse pas les humains ni les esclaves en mal, il leur porte même parfois assistance. Il fait de même avec Kay. En plus, Kay lui a été confiée par Jewel, raison de plus pour en prendre soin et veiller à son bien-être et surtout à sa survie. Et c'est elle qui est contrariante à toujours se rebiffer comme ça.

- Vous avez peut-être raison, déclare-t-il, un peu sèchement et en revenant au vous, un peu plus distant. Mais je suis un archiviste, c'est dans ma nature de conserver, dit-il en se dirigeant vers ses poissons, deux imposants koï dans un aquarium.

D'accord, c'est vrai qu'il la contrarie tout le temps. Mais il n'a pas vraiment le choix. Qu'elle le note, ça va, qu'elle le lui reproche, c'est plus difficile à accepter. Il tourne le dos à Kay et observe ses deux bêtes, sans vraiment les voir. Il ne boude pas, il réfléchit

Même s'il tourne le dos à Kay, ça ne signifie pas qu'il l'ignore. Il l'entends, très bien, il l'entends respirer, même si à cette distance, les battements de son coeur sont plus ténus. Mais en plus, il la voit bien son reflet dans le verre de l'aquarium. Il observe sa réaction à sa contrariété manifeste. En fait, il ne voit pas assez bien pour savoir comment elle réagit. Il trouve sa propre réaction un peu exagérée. Il ne devrait pas être aussi contrarié. Elle n'est qu'une esclave rebelle qui manifeste sa rébellion après tout. N'est-ce pas ? C'est ce qui devrait être. Et à lui de choisir comment réagir face à sa rébellion. Ce n'est pas parce qu'une esclave se rebelle qu'il doit devenir aussi mauvais que les autres vampires. Non, il peut choisir. Il a tout le loisir de choisir. Mais pourquoi arrive-t-elle à le contrarier autant ? Errol a toujours agit comme il croyait être le mieux. Même envers les esclaves. Tous les esclaves ne sont pas aussi enclins à accepter des gentillesses de sa part. Mais il le fait pareil et il se fiche de leur reconnaissance. C'est ce qui devrait être, non ? Alors pourquoi l'idée qu'elle refuse toute aide, tout support, de simples gestes gentils le met hors de lui ? Est-il si avide de reconnaissance, lui qui n'a toujours agit que par ses propres principes ? Il ne sait trop quoi en penser.

Après un silence, elle dit qu'elle ne lui reproche pas et qu'elle aussi passe le temps à le contrarier. Non, c'est faux. Il passe son temps à se contrarier tout seul, tiraillé entre ce qui est acceptable pour une maître vampire, noble vampire, face à un esclave. C'est probablement le danger d'accorder trop d'importance aux esclaves humains, il finit par oublier que même s'il n'est pas aussi violent et sadique que les autres vampires, reste qu'il en est un, qu'il boit du sang à la source et qu'ici, le terme esclave est un concept souvent douloureux et souvent funeste.

Il essaie de détourner les yeux du reflet de Kay, qui se déplace avec prudence jusqu'à la table où il a servit le thé, mais il n'y arrive pas. Il se sent tendu, sachant que malgré ses sombres pensées et son questionnement, il se déplacera si elle manifeste la moindre intention de perdre pied. Machinalement, il jette quelques boulettes de nourriture aux poissons et sans vraiment quitter le reflet de Kay des yeux, il feint de regardes bêtes aquatiques. Il sait que ces poissons seraient mieux dans un plus grand bassin. Mais ce serait probablement plus dangereux. Difficile de choisir entre ce qui est mieux et ce qui est préférable. Heureusement, les poissons ne manifestent pas leur désir d'être ailleurs. Il entend Kay inspirer profondément et il se retourne, prêt à réagir, mais elle tient bien sur ses pieds et elle ne le regarde pas. Il l'écoute, attentivement, tout le temps qu'elle raconte son anecdote. Un souvenir, des souvenirs. C'est tout ce qui lui reste de son frère. Il laisse planer encore un silence, après qu'elle eut terminé de raconter, pas par manque d'intérêt, mais parce qu'il réfléchit toujours et cette fois, il réfléchit à ce qu'il peut se permettre de répondre. Oh, et puis zut.

- Je suis désolé, dit-il, à voix plus basse qu'il ne l'aurait voulu, un peu comme s'il n'avait pas vraiment voulu le dire à voix haute. Pour votre frère. D'un pas silencieux, il se dirige vers son bureau et reste debout près de son fauteuil, le fauteuil où il a passé les derniers jours. Le fauteuil dans lequel il dort, quand il dort. Sincèrement, désolé...

Il a beau être impassible la plupart du temps, ce n'est que façade. Et même si son visage n'exprime que peu de chose, il est difficile de croire qu'il n'est pas effectivement et sincèrement désolé. Mais il préfère préciser, au cas où. Il jette un bref coup d'oeil à la fenêtre. Il devrait dormir. Mais Errol dort au maximum un jour sur deux. Habituellement, il fait des nuits de 72 heures, puis il dort une journée entière. Il a déjà défoncé son habitude, il n'a pas dormi depuis presque une semaine. Si c'est imperceptible une fois la nuit tombée, les heures du jour creusent des cernes sous ses yeux et peut-être que la fatigue s'impose en brouillant ses réflexions.

Aussitôt qu'il lui dit qu'il est désolé, elle se retourne et le regarde. Il n'aurait peut-être pas du parler. Pour Errol qui arrive à soutenir le regard de l'empereur sans ciller, il a bien du mal à supporter celui de Kay. Pourtant, il tient bon, il le regarde et ne baisse pas les yeux. Même lorsqu'il se déplace jusqu'à son bureau, il ne la quitte pas des yeux. Elle le remercie, d'être désolé pour on frère. Il a toujours trouvé que des remerciements dans de telles circonstances, c'est si peu à propos. Mais il ne le note pas. Il ne note rien. Il se contente de se diriger vers son bureau et de se tenir, tout aussi droit qu'à son habitude, juste à côté, sans même y prendre appuie. Il a un bref regard pour son thé, qui doit être plus froid que tiède, maintenant.

Il laisse Kay à ses réflexions à voix haute. Il ne sait que dire. Peut-être a-t-elle raison, peut-être aurait-elle pu y faire quelque chose si elle avait été là. Mais sans doute que non. Errol se rend compte que s'il sait que son frère est mort, il ne sait pas comment. Mais il n'ose pas lui poser la question. De un, ça ne le regarde pas. De deux, peut-être est-il mieux de ne pas tourner le fer dans la plaie ? Elle ne veut peut-être pas le dire, le raconter. Et pourquoi elle le lui raconterait ? Parce qu'elle lui a raconté que Declan, son frère, avait veillé sur elle toute sa vie ? Possible. Mais Errol n'allait pas lui tirer les vers du nez. Elle lui dira bien ce qu'elle voudra quand elle le voudra.

- Êtes-vous certaine que vous auriez pu y faire quoi que ce soit ?

Il est impossible de sauver tout le monde. Lui-même, à trois reprises... enfin, au moins à trois reprises, aurait pu agir. Ni sa mère, ni Jane n'ont voulu le laisser agir. Pour ce qui est de Chiraz, on ne lui a pas laissé la chance d'agir. Mais aurait-il pu agir tout de même ? Sans doute. Aurait-il réussit à les garder en vie ? Rien n'est moins sûr.

Non, Errol ne lit pas à l'intérieur de Kay. Il aimerait bien, ce serait plus facile pour trouver le moyen de la tenir tranquille. De la faire boire et manger tout d'abord. Il voudrait bien trouver le levier à pousser pour la rendre plus docile, du moins le temps qu'elle reprenne du mieux, qu'elle se remette à boire et à manger, comme les vivants. Il pourrait toujours user de fascination, mais ce serait pour les mauvaises raisons. Et puis, la fascination affaiblit petit à petit l'esprit fasciné. Et il ne veut surtout pas ça pour Kay. Il se demande si Jewel l'a déjà utilisé... est-ce pour cette raison qu'elle est si démunie, si abattue ? Non, ce n'est pas pour ça, c'est parce qu'elle est malheureuse que son frère soit mort. Il le serait sans doute aussi si son frère était mort. Mais Errol n'a pas de frère. Et s'il en avait eu un et qu'il était mort, cesser de boire ne l'aurait pas tuer. Il serait seulement tombé dans un profond sommeil et n'aurait été réveillé que par le sang. Il fixe Kay, mais son regard perd un peu de son tranchant. Comme s'il la regardait, mais de manière générale, comme s'il la regardait partout en même temps, sans faire le focus dans le sien.

- Oui, ça me paraît idiot... souffle-t-il, d'un ton détaché, comme si tout ça ne l'intéressait pas, mais il continue de la fixer et soudainement, il fixe son regard délavé à celui de Kay, tellement plus vibrant, vivant. Mais ça ne signifie pas que ce soit...

Il hésite. Il semble réfléchir, mais surtout, il cherche un mot pour décrire ce qu'il en pense. Un mot qui pourrait tout résumer, mais ça ne lui vient pas. Il comprend ce qu'elle veut dire. Il n'a pas toujours pu y faire quelque chose. En fait, si, il aurait bien pu, mais il n'avait pas à prendre cette décision. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de continuer d'être avec cette décision qu'il n'a pas prise. Oui, être là, c'était idiot, mais c'était important. Il cède, il baisse les yeux sur son bureau, à la recherche de quelque chose sur laquelle les poser. Il ne trouve rien, alors il revient sur Kay.

- Mais... mais je comprends... dit-il en hochant très légèrement la tête.

Oui, il comprend.

Oui, il croit comprendre. Il avait tenu à être là, lors de certains derniers moments et il avait ensuite mis beaucoup de temps à s'en remettre. Il s'est toujours demandé ensuite s'il n'aurait pas valu mieux qu'il s'en abstienne. Il n'a jamais été certain que de tels souvenirs étaient nécessaire. Oh, il ne regrette pas d'y avoir assisté, mais il se demande si l'image d'une agonie est préférable au souvenir de gens plein de vie aurait suffit. Oui, il avait assisté aux derniers moments de vie de plusieurs personnes, au fil des siècles. Plusieurs êtres aimés, appréciés, d'autre moins. Des tas de derniers moments qui restent à jamais gravés dans son esprit. Habituellement, ils sont bien rangés, dans un recoin de sa mémoire, mais Kay réussit à les en tirer. Tout comme avoir assisté à ces moments, il se demande si y repenser est une bonne chose. Ne ferait-il pas mieux de les oublier ? De faire taire Kay, parce qu'elle ravive ces souvenirs ?

- Je crois... dit-il.

Même si après coup, il se dit que c'était ni une question, ni vraiment un commentaire qui nécessitait une réponse. Surtout une réponse si dénuée de sens et qui ne veut pas dire grand chose au final. Mais peu importe. Ça n'a effectivement que peu d'importance, alors pourquoi lui en apporter plus que de raisons. Il l'entends inspirer, visiblement, elle veut ajouter quelque chose, mais elle ne le fait pas. Elle se tait. Puis rapidement, elle retourne s'asseoir dans le fauteuil où elle se trouvait. Elle doit être épuisée, puisqu'elle n'a pas mangé depuis longtemps. Elle serait beaucoup mieux couchée dans le lit, mais il sait bien qu'elle va refuser. Elle va refuser et pour le moment, il ne va la forcer à rien. Sauf peut-être à manger. Mais une fois la nuit tombée. Il ira lui chercher quelque chose. Il demandera à Sullivan. Comme elle est allée s'asseoir, il fait de même, se glissant dans son fauteuil si confortable. Elle émet un commentaire. Il ne dit rien durant quelque secondes, réfléchissant à la portée de son commentaire et comment y répondre. C'est en effet un commentaire qui porte à réflexion.

- Oui, c'est probablement ce que je devrais faire, dit-il d'un ton qu'il veut neutre, mais qui trahi un quelque chose de difficile à déterminer. Mais vous savez que je ne le ferai pas, informe-t-il en replaçant les feuille du fragile manuscrit sur lequel il travaille. Encore un silence, qu'il laisse flotter. Quelques secondes avant de briser le silence.  Et ne me demandez pas pourquoi, vous le savez.

Délicatement, il noue la cordelette pour lier les pages.

Placer toutes les fines pages les unes sur les autres, en ordre, puis percer délicatement les mages d'un fin poinçon et enfin y glisser une cordelette et la nouer, puis répéter tous les pouces. C'est un travaille de minutie, de délicatesse et de patience. Mais Errol a toutes ces qualités pour exercer ce métier. Ses gestes sont fluide et précis. Il aurait pu poinçonner toutes les pages et ensuite les attacher, mais il sait qu'un travail bien fait prend du temps. Mais il a l'habitude, une habitude plusieurs fois centenaire et tout trahis son âge et son expérience lorsqu'il travaille. Les yeux fixé sur son travail, il ne manque tout de même pas de l'oreille le soupire qu'elle pousse, avant d'affirmer que sa raison est Son Altesse. Il suspens son geste, le poinçon appuyé sur le papier, mais il ne l'a pas encore percé. Il lève les yeux sur Kay, qui cette fois ne le regarde pas. Si Errol n'avait pas été aussi retenu et en contrôle, il aurait sans doute frémit d'indignation. D'accord, il diot avouer qu'elle n'a pas tort, la demande de Son altesse est une raison, mais elle n'est pas la principale. En fait, si, elle est la première raison, la raison originelle, mais il y en a quelques autres. Il laisse quelques secondes passer, le temps de trouver les mots qui peut-être ne vexeront pas la blondinette. Mais c'est pas gagné. C'est jamais gagné avec Kay.

- Oui. Également parce que je ne suis pas de ceux qui aiment voir les gens mourir, dit-il en usant du terme "gens" plutôt que le terme "humain", ce qui met humains et vampires dans le même groupe. Et encore moins sans raisons valables. Vous ne faites pas parti de ceux qui sont si misérable qu'il vaut mieux abréger leurs souffrances.

Elle a beau être malheureuse par la mort de son frère, elle n'a rien de misérable, ou du moins. Ça ne durera pas. Personne ne s'apitoie sur son sort, d'ailleurs il n'y a aucune raison de s'y apitoyer, mais il ne s'apitoie pas sur les malheurs des autres non plus. Et le poinçon perce le papier centenaire.

Il se doutait bien que de lui dire qu'elle n'était pas misérable au point de mourir n'allait pas lui plaire. Il sait bien qu'elle ne le pense pas vraiment, mais l estime qu'elle n'a pas le recul pour s'en rendre compte. Lui, il l'a, il ne connaissait pas Declan et il n'a su véritablement son existence qu'une fois mort. Et maintenant, elle est triste... non, pire que triste, elle est ravagée. Il sait que ça passera, du moins il fera son possible, mais il sait bien que la tristesse ne passe jamais totalement. Ou bien alors c'est lui qui est trop sensible, mais il chasse cette idée. Un vampire trop sensible ne survit jamais très longtemps. Il n'a pas l'intention de mourir de si tôt. Elle réplique de manière ironique qu'il plus apte à savoir si elle est assez misérable ou non plus pouvoir implorer la mort. Errol lève la tête de ses travaux et la dévisage quelques secondes. Et pourquoi ne serait-il pas mieux placé quelle ? Il a du recul dans cette histoire, il n'est pas, comme elle, embourbée dans le malheur et la tristesse. Il serre la mâchoire. Elle ajoute que bien sûr, il sait, mais il ne croit pas à ses paroles.. Le ton est beaucoup trop sec, trop cassant, elle se moque, pourtant, il sait. Il inspire pour soupirer et baisse les yeux sur son travail de minutie. Il fait un noeud, puis il inspire, pour faire entrer l'air dans ses poumons, parce que c'est nécessaire pour parler, mais il ne parle pas. Lorsqu'il repose les yeux sur Kay, elle a les yeux fermé. elle dort ? Où elle est sur le point de dormir. Il ne dit rien, la conversation est terminée pour le moment. Il va la laisser dormir, même s'il aurait préféré qu'elle mange plutôt. À force, elle finira bien par manger quelque chose, sinon, il pourra toujours tricher, elle a bu un thé, elle en boira peut-être d'autres.

Il attends qu'elle se soit endormie, ou du moins que sa respiration soit régulière, puis, silencieusement, il se lève. Il défait son lit, dont elle a froissé les drps quelques minutes plus tôt, puis il le rejoint. Délicatement il repousse une mèche blonde qui barre son front. Sans doute au contact de la peau froide d'Errol, elle frémit et il se retient de justesse pour ne pas rapidement retourner à son travail, l'air de rien. Mais bon sang, il a plus de courage que ça, non ? Mais elle ne se réveille pas, alors il se lance. délicatement et avec précautions infinies, il la soulève, elle est si légère, puis il la transporte dans son lit. Il la pose entre les draps et la borde, soigneusement.

Ce n'est qu'après avoir écouté sa respiration quelques seconds de plus qu'il retourne travailler. À son réveil, Kay trouvera une tasse de thé encore fumante sur la table de nuit, mais aucune trace du vampire.