À ce jour, je ne suis plus certaine d'être encore en vie. Je sens toujours ma poitrine se soulever péniblement à chacune de mes respirations et je parviens tout de même à attendre les battements de mon coeur. Pourtant, j'ai l'étrange sensation de flotter dans les airs, comme si l'apensanteur n'était plus une chose réelle. J'ai envie d'avancer, j'en ressens même le besoin, mais j'en suis incapable. Prisonnière de mon propre corps, prisonnière de ma propre vie, je reste figée sur place à attendre. Attendre que quelque chose ou quelqu'un vienne me délivrer. En vain.

Ce n'était ni l'odeur des roses que l'on venait de déposer au coin du lit, ni le doux parfum du zéphyr qui entrait par une fenêtre ouverte qui donna à Kendrick la force d'ouvrir les yeux. Il ne s'agissait pas non plus de l'arrivée d'un parfait inconnu dans sa chambre, bien que sa présence la déstabilisât quelque peu. La vérité sur cette jeune femme, c'était qu'elle dormait. Elle n'était pas dans un sommeil léger, mais plutôt dans un sommeil si profond qu'on la disait perdue à tout jamais. Et pourtant ce jour-là, Kendrick ouvrit les yeux pour la première fois depuis bien longtemps.
C'était une nuit d'été à la fois chaude et fraiche. On pouvait apercevoir du coin de l'oeil les étoiles se mêler aux lumières de la ville de Londres. Les rayons de la lune traversaient avec froideur la vitre de la chambre, vide et glaciale. En son milieu, un lit trônait fièrement au centre de la pièce. De loin, on pourrait croire qu'il n'y avait personne à l'intérieur. Mais lorsqu'on regardait un peu plus attentivement, on parvenait à distinguer une jeune femme, cachée sous les draps. Sa respiration était lente, mais calme. Elle dormait d'un sommeil lourd et apaisant et rien ni personne ne semblait la dérangeait. Pas même l'homme qui se tenait debout, dans l'encadrement de la porte depuis une bonne dizaine de minutes. Lui non plus ne parvenait pas à détacher son regard de cette fille. Il ne la connaissait pas, il ne l'avait même jamais vu, mais il voulait déjà tout savoir d'elle. Silencieux, il s'approcha du lit avant de s'arrêter net. De là où il était, il distinguait parfaitement bien la patiente. De longs cheveux blonds bouclés encadrant un visage pâle aux traits marqués. Il fit un pas de plus, perturbé par le bip constant des machines. Sa main se posa sur le rebord du lit puis, s'approcha dangereusement de la joue de l'inconnue. Il aurait aimé la caresser, mais quelque chose l'en empêchait. Cette fille lui semblait si irréelle et pourtant,  si attirante.
Ses doigts n'étaient toujours qu'à quelques centimètres d'elle quand une alarme se déclencha. Il tourna la tête vers les machines qui lui étaient si familières. Elles affichaient un chiffre : 160. Une main lui saisit le poignet, il sursauta. De nouveau, le garçon se retourna, mais cette fois-ci ce fût vers le lit et ce fût bien plus rapidement. À lui aussi, son coeur battait la chamade. Il avait peur, mais il se sentait incapable de bouger. Il était comme transporté par les yeux d'un brun innocent de la patiente. « Vous n'êtes pas censé être ici, sortez ! » Une main forte le saisit par l'épaule pour le faire sortir de la pièce. Il se laissa faire, subjuguée par le regard nouveau de l'inconnue.
Dès lors qu'il quitta la pièce, la magie s'effaça. Les yeux fixés au plafond, Kendrick s'attardait sur chaque recoin de sa chambre. Voilà donc le lieu dans lequel elle avait passé ses quatre dernières années. Quatre ans de sommeil, de vie perdue et d'oublis. Elle n'était plus une petite fille désormais, elle le sentait. Elle était une femme, une femme coincée dans un endroit qui l'étouffait de plus en plus. Elle avait la sensation d'être une flamme brûlante qu'on essayait d'éteindre avant qu'elle brûle le monde qui l'entourait. Mais quel monde était-ce ? Elle ne connaissait plus rien de la vie, elle était semblable à un nouveau-né, aussi perdue et aussi affolée qu'un gamin. Péniblement, Kendrick se redressa sur ses coudes pour observer la pièce dans laquelle elle se trouvait. Tout était monotone, plat et sans grand interêt. Pourtant au fond d'elle, la jeune femme pensa que c'était là sa maison. Une maison qui reflétait sa nouvelle personnalité, sa nouvelle vie. Elle n'avait plus rien. Elle avait tout perdu dans cet accident, elle le savait. Oh, elle en avait entendu des choses durant son sommeil. Des choses mauvaises et difficiles à accepter. Son frère, sa seule et unique famille était mort. Personne ne lui avait rendu visite, si ce n'est les infirmiers et les médecins. Elle avait eu une fois la visite d'une adolescente, une  fille qu'elle pouvait qualifier d'amie. La seule personne qui lui restait. Aussi loin qu'elle s'en souvienne, Lara était venue lui rendre visite chaque jeudi. Elle se couchait sur le lit, juste à côté d'elle et elle attendait. C'était tout, rien de plus. Ni mots, ni regards échangés, ni rires et ni cris. Il n'y avait plus rien en Kendrick pour que cette amitié puisse perdurer. Alors il y a quelques mois, les visites avaient cessé. Jusqu'à aujourd'hui.
Les yeux clos, le regard mort et battant, Kendrick avait attendu. Elle attendait toujours qu'on la réveille de toute façon. Elle se souvient encore du rêve qu'elle avait fait. Elle faisait toujours le même rêve, entrecoupée par des périodes de réveil-endormi. Elle courait dans une forêt, seule et affolée. La jungle tout entière était en train de brûler, mais il ne faisait étrangement pas chaud. Au contraire, Kendrick avait froid. Le rêve n'avait rien de différent et pourtant, à travers la fumée noire causée par l'incendie, elle était parvenue à distinguer pour la toute première fois depuis bien longtemps une forme. Une forme humaine. Comme abasourdie par cette personne, Kendrick s'était arrêtée. Elle avait regardé l'homme avançer vers elle. Il avait voulu porter la main à sa joue et elle avait fermé les yeux pour savourer ce premier contact. Et puis plus rien.
Quand elle avait ouvert les yeux, la première chose qu'elle avait discernée avait été un garçon. Elle ne se souvient pas de ses traits, seuls ses yeux ténébreux l'avaient marqué. Kendrick avait alors paniqué et elle avait détourné le regard de cet homme. Quand elle avait enfin retourné sa tête vers la porte de la chambre, elle avait été soulagé de voir qu'il n'était plus là. Les infirmières avaient remplacé ce mystérieux visiteur et toutes s'activaient autour d'elle. Que lui voulait-elle, bon sang ? Une larme coula sur sa joue, un infirmier se hâta de l'essuyer du revers de la main. Elle était seule et elle venait de se réveiller après quatre ans de coma. Que se passait-il ? Elle avait tant de questions qu'une vie tout entière ne suffirait pas à y répondre. Kendrick voulut parler, mais la seule chose qui sortit de sa bouche fût un grognement rauque et puissant. On se pressa de lui donner un verre d'eau qu'elle bût avec avidité. Et après quelques essaies vains, elle parla pour la toute première fois. On s'était alors attendu à toutes sortes de propos, mais personne ne s'était attendu à ses mots. « Je veux la voir, maintenant. » Une femme qui était restée jusqu'à maintenant en retrait au fond de la salle s'était avancée. Elle avait lancé un regard inquiet à un homme puis, elle avait articulé d'une voix grave : « Kendrick, qui veux-tu voir ? » Une seconde larme roula sur la joue de la patiente. Elle se mordit la lèvre et prit quelques secondes pour répondre. « Je veux voir sa tombe. »

Il y a dans la vie des personnes qui ont beaucoup de chance. Certaines découvrent régulièrement dans la rue des billets ou des pièces de monnaie. Le plus souvent, ce sont elles qui gagnent au loto. Il leur suffit de claquer des doigts ou d'accrocher un fer à cheval au-dessus de leur porte pour qu'elles trouvent le grand amour. pour que la chance leur sourit. Et puis il y a cette autre catégorie de personnes dans laquelle on pourrait me classer. Ce sont des gens comme moi, malchanceux et blessés, qui attirent la poisse à des kilomètres. On a tous peur qu'un jour, ce foutu fer à cheval nous tombe dessus quand on claque la porte d'entrée. On a tous peur que le sel lancé par-dessus notre épaule atterrit dans les yeux de quelqu'un. Et on a tous peur qu'une catastrophe nous arrive. Il fait froid et j'ai peur. Eux aussi ont peur, mais moins que moi. J'ai le souffle coupé et les doigts engourdis. Ils se battent pour survivre, mais moi je n'ai plus la force. J'ai peur, peur de la mort. Alors j'abandonne ce combat perdu d'avance et je cède face aux ténèbres.

L'eau s'infiltrait peu à peu dans le bateau tandis que la tempête faisait rage. Une tempête, Kendrick aurait dû s'y attendre. Le triangle des Bermudes avait une réputation particulièrement célèbre pour ses fameux orages, mais jamais elle n'avait pensé que c'était vrai. Jusqu'à ce jour. La foudre, la pluie, le tonnerre, tout semblait si irréel qu'elle avait presque l'impression de rêver. Sauf qu'elle ne rêvait pas et l'eau qui montait jusqu'à ses chevilles en était la preuve. Une seconde vague bien plus violente que la première fit chavirer le navire presque entièrement, mais Kendrick tenait bon. Elle s'accrochait aussi fort qu'elle le pouvait à une corde. Au loin, elle pouvait apercevoir Oliver, le capitaine du bateau. Lui aussi tentait désespérément de s'accrocher au volant, mais les secousses étaient bien trop fortes et il lâcha prise. Les secondes semblèrent s'écouler lentement le temps de sa chute. L'eau l'engouffra et il se perdit dans les abîmes. Tout s'était déroulé très vite. À vrai dire, ça avait été bien trop rapide pour être vrai. Mais quelque chose soufflait à l'oreille de Kendrick, quelque chose qui lui murmurait la vérité. Elle allait mourir, avalée par l'eau et l'océan. Jamais personne ne retrouverait son corps parce qu'elle n'avait personne sur qui compter. Personne n'allait poster un avis de recherche pour cette fille parce qu'il n'y avait personne qui s'inquiéter pour elle. Elle était presque seule sur ce bateau, il ne restait plus que deux navigateurs et elle. L'un après l'autre, ils allaient se faire étouffer par la mer et tout serait terminé. Quelle idée Kendrick avait eu d'organiser une expédition aux Bermudes ! Le lieu le plus dangereux du monde, le plus mystérieux et le plus inquiétant. Bon sang, elle était si près du but de découvrir ce qui s'y cachait et voilà qu'elle allait mourir sans jamais savoir. Elle avait fait tout ça pour rien. Non.
Non, elle n'avait pas fait tout ça pour rien. Elle se refusait d'accepter sa mort prochaine, il en était hors de question. Aussi fort qu'elle le pût, Kendrick enroula la corde autour de son poignet. Elle tendit une main désespérée à l'un des deux passagers, prête à l'attraper. Leurs mains se touchèrent. Leurs regards se rencontrèrent et il lui parût un instant familier. C'était lui, le garçon de ses cauchemars. Une vague déferla sur eux. Leurs doigts se frôlèrent. Puis plus rien. « NON ! » Son cri sembla se perdre au milieu de tout. Comme suspendu dans les airs, il résonna encore quelques instants au creux de ses oreilles. À quoi bon se battre ? Elle finirait bien par mourir un jour ou l'autre, autant presser les choses. Lentement, très lentement, ses doigts se détachèrent de la corde. Une nouvelle vague s'abattit sur elle, elle manqua de peu de l'emporter. Toujours sur le pont, Kendrick se redressa. Elle se retourna, face à la mer, face à la mort. Les bras grands ouverts, elle accepta de se faire fouetter de plein fouet par l'eau, emportant avec elle toutes ses questions sans réponses, ses secrets et ses mystères.

J'ai toujours peur. Je vis avec cette perpétuelle inquiétude, ce pincement au coeur, ces crampes dans mon estomac. J'ai peur à l'idée de ne plus être libre. J'ai peur à l'idée de me faire prendre par ces monstres. J'ai si peur, pourquoi ai-je si peur ? Je ne suis plus moi-même, j'ai besoin de savoir. Était-il sur le bateau avec moi tout ce temps ? Que faisait le garçon de l'hôpital ici, avec moi ? J'ai peur qu'il soit mort, peur qu'il soit en vie. S'il me veut du mal, je mourrai. S'il me veut vivante, je serai morte aussi. Tout est si dangereux ici, tout semble si faux. J'ai peur de me tromper à propos de tout, même à propos de moi. J'ai peur d'arrêter de me battre, j'ai peur de perdre le foie. Je dois continuer à vivre, continuer à survivre. Je sais qu'il y a toujours une lumière au bout du tunnel, mais la route est longue. Peut-être trop longue pour moi. Toute ma vie je me suis battue contre le silence et contre les ténèbres. Mais que faire contre des individus qui considèrent les ténèbres comme leur « maison » ?

Il y avait une multitude d'étoiles dans le ciel et aucune ne ressemblait à l'autre. Chacune brillait d'un éclat plus vif que la précédente. Toutes étaient plus grandes que les autres, aucune n'était identique à l'autre. Et pourtant, on pouvait définir avec certitude un point commun à chacun de ces astres. Kendrick. Elle aussi brillait de mille feux. Elle aussi était grande, pas de sa taille, mais de par son courage. Elle courait dans la forêt à une vitesse plus ou moins élevée. Elle ne cherchait pas à savoir où elle mettait les pieds. Plus rien n'avait d'importance, pas même sa vie, si ce n'était les mystères qui entouraient cette île et par la même occasion, ces occupants.
C'était drôle, mais plus les jours passaient, plus la forêt semblait rétrécir et avec elle, les espoirs de liberté s'envolaient. Il n'y avait plus de place pour la paix, le calme et la joie. Désormais, seule la peur coulait dans ses veines. Elle vouait, chaque jour, une lutte sans merci contre des hommes qui étaient autrefois de sa propre race. Elle vouait une lutte contre sa propre destinée, sa tragique et pourtant inévitable fatalité. Elle n'était motivée que par l'idée de fuir quelque part, loin d'ici, loin de toute cette folie. Pourtant, ce que ne semblait pas comprendre Kendrick, c'était que l'on ne se séparait pas d'un si bon entendeur. Cette île avait quelque chose de magique, de mystérieux et d'attirant. Oui, elle se sentait comme attirée par ces ténèbres. Elle avait peur, mais elle n'avait qu'une envie : en apprendre plus. Elle s'était rendue au triangle des Bermudes il y a trois mois pour découvrir la vérité sur cet endroit et maintenant qu'elle y était, elle avait compris. Elle avait compris que si personne ne revenait de cette île, c'était pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait pas de vie ici. Personne n'était vivant et le peu d'humains qui l'étaient pouvaient être considérés comme décédés. Oui, tout était mort, triste et horrible. Tout était voué à l'échec et aux démons. Elle avait peur, mais c'était cette peur qui lui donnait chaque jour la force de se battre. Fuir, courir, se cacher et attendre, son quotidien était devenu aussi triste que sa vie l'avait été auparavant. Sa seule motivation se résumait à un mot : l'inconnu. Elle n'était pas certaine qu'il ait survécu au naufrage, mais elle était certaine qu'il s'agissait bien du garçon de l'hôpital. On n'oublie pas la première chose que l'on a vue après quatre ans d'obscurité. On n'oublie pas le garçon qui nous a sauvée des ténèbres et qui, par malheur, nous y replonge.
Comme toujours, elle avait froid. Comme toujours, elle avait peur. La forêt engloutissait chacun de ses faits et gestes, elle se sentait presque observée par chacun des arbres. Quelle idiote, perdre ses moyens au beau milieu de la jungle. C'était quelque chose d'insensé. Mais cette île ne l'était-elle pas ? Kendrick se souvient encore de la première chose qu'elle avait vue en ouvrant les yeux. Le sable. La mer. La forêt. Elle s'était enfoncée timidement dans la flore pour y découvrir, après des jours d'errance, une ville. Si d'abord elle s'était crue sauvée, elle avait rapidement compris que quelque chose d'étrange vivait ici. Si un jour on lui avait dit que les vampires existaient, elle aurait demandé des preuves avant d'insulter cette personne de fou à lier. Mais voilà où elle en était aujourd'hui : coincée sur une île à éviter des vampires pour ne pas devenir l'un de leurs esclaves. Elle était seule, comme toujours. Peut-être était-elle l'une de ces personnes destinée à faire face à des épreuves insurmontables sans l'aide de quiconque. Si c'était le cas, elle était persuadée d'échouer. Elle avait besoin de quelqu'un et elle savait exactement de qui. L'homme de l'hôpital, celui qui était sur le même bateau qu'elle lors du naufrage.

À ce jour, je ne suis plus certaine d'être encore en vie. Je sens toujours ma poitrine se soulever à chacune de mes respirations et je parviens tout de même à attendre les battements de mon coeur, mais je suis seule. Je ne vis plus qu'avec l'espoir de quitter un jour cette île en compagnie du garçon de l'hôpital. J'espère qu'il a survécu au naufrage et que, comme moi, il vit désormais reclus dans la forêt. J'espère qu'il ne s'est pas fait capturer par ces vampires et qu'il n'est pas l'un de leurs esclaves. Et s'il l'est, eh bien je le sauverai, lui et tous les autres. C'est une promesse que je fais là. Je me battrai jusqu'à la mort s'il le faut.