ATLANTA, EN GEORGIE ▬ 1856. Des rires, un soleil à son zénith, des robes de cocktail, une jeunesse dorée, Skylar pouvait la voir de loin. De si loin qu'il semblait être dans un autre monde comme si le peu de mètres qui le séparait lui de ces fils et filles de nobliaux étaient en fait infranchissables. Il devait rester à sa place, servir correctement ses maîtres, une famille aisée et avec beaucoup d'importance dans la région du fait de leur immense exploitation de coton. Il avait toujours été dans leur ombre. Esclave depuis sa naissance comme ses parents et certainement comme ses grands-parents, mais ça ne le dérangeait pas. Il avait à coeur de s'occuper de cette famille même s'il était toujours fasciné par cette jeunesse aristocratique qui pouvait se permettre tous les excès, alors que lui devait obéir et prendre garde à ne pas décevoir pour ne pas jeter la honte sur sa famille et être renvoyé ou revendu comme du bétails. Comme la grande majorité des noirs américains vivant dans le Sud des Etats-Unis à cette époque, les Harris étaient ce qu'on pourrait appeler des biens-meubles dépourvus de droits légaux, mais Skylar n'en avait pas vraiment conscience. Après tout, comment voir son exploitation lorsque l'on a toujours vécu comme tel ? Il savait pertinemment qu'il n'était pas doté du même confort que la famille chez qui il vivait, il n'était jamais allé à l'école, depuis tout petit il s'occupait à divers travaux d'entretiens et il ne savait que peu lire. Alors bien sûr, observer les enfants des Crossman faire un pique-nique en compagnie des autres enfants riches de la ville lui faisait envie. Les filles de loin lui apparaissaient être des poupées de porcelaine grandeur nature avec leurs anglaises, leurs robes dentelées et leur peau pâle qu'elles protégeaient des rayons du soleil avec leurs ombrelles. Quant aux garçons, qui pour la plupart devaient avoir son âge soit la vingtaine à peine, ils avaient vraiment l'apparence de jeunes dandys. Le veston de leur costume parfaitement lisse et ajusté, leurs cheveux propres et bien coiffés. Skylar donna un coup de fourche dans l'amas de foin déposé devant lui, les idées égarées, dirigées vers ces jeunes gens qui n'étaient de toute évidence pas du même standing que lui.
Palefrenier qu'il était, il s'occupa donc de nettoyer les boxes et de donner à manger à la dizaine de chevaux durant tout le début d'après-midi. A cette heure-là le soleil commençait à taper de plus en plus fort et il devait se rendre aux champs pour aider son père à faire les récoltes alors que sa mère était certainement occupée à l'intérieur de la maison à laver le linge avec ses soeurs. Il adressa un dernier regard dans la direction de la petite troupe ressentant bien une fois de plus combien il était différent. Si l'on ne comptait pas sa couleur de peau qui était plutôt claire pour un esclave, sûrement du fait que ses grands-parents venaient des îles et non pas d'Afrique, il n'en restait pas moins qu'il était seulement vêtu d'un vieux jean usé, d'une chemise de son grand-frère qu'il avait fini par déboutonner à cause la chaleur, et de chaussures usés elles aussi. Il n'avait même pas besoin de le dire, on pouvait deviner au premier coup d'oeil qu'il était esclave. Pourtant, il ne s'en plaignait pas. Il acceptait sa vie ainsi et alors qu'il aurait pu voir les Crossman comme des ennemis, il était heureux de travailler pour eux et d'avoir une place, aussi infime soit-elle, dans leur famille. Oui, à coup sûr, il aurait pu mourir pour eux, comme sa mère, son père et ses frères et soeurs. Fanatique ? Non pas du tout. Il était juste très reconnaissant qu'on s'occupe aussi bien d'eux, car ce n'était pas de partout que les maîtres autorisaient aux esclaves de manger à leur faim et de vivre dans une petite maisonnette collée à la demeure principale. Non. D'autres étaient surexploités, ils étaient maigres, ils n'avaient pas le droit à trois repas par jour, et encore moins à dormir dans des lits. Skylar le savait. Il connaissait les autres esclaves de la ville, à vrai dire ils se connaissaient tous et il avait bien conscience que même s'il était transparent et rien de plus qu'un serviteur vide de tous droits, il avait une situation plus stable que d'autres. Aussi, il ne pouvait pas se permettre de se plaindre. A la place, il se mit à fredonner en allant aux champs. Il aimait chanter en travaillant, il n'avait pas le pouvoir de donner son opinion ni d'ouvrir la bouche si on ne lui en avait pas donné l'autorisation, alors il préférait chanter, chanter des chansons de son île natale.