Il n'y a pas grand chose à raconter sur Craig. Comme la majorité des gens, sa vie est ennuyeuse, incomplète, médiocre, insatisfaisante et imparfaite (selon les standards établis, bien entendu).

Né en 1969 dans une banlieue de Miami, Craig est le fils d'un père mécanicien et d'une mère réceptionniste. Petit frère d'une sœur alors âgé de 3 ans, son enfance se veut facile et typique de sa génération. À l'école, le petit Craig fait partie d'un cercle d'ami de taille modéré, sans grande ambition, problème ou importance. Sa personnalité évolue selon les bornes du raisonnable, comme c'est le cas de la majorité des enfants à cette âge.
À l'adolescence, Craig poursuit sa lancée dans le processus social, tirant ses goûts et ses opinions de la société qui le fait vivre. Comme les autres, il est à la recherche d'une identité sociale, d'un code à suivre, de quelque chose à faire. Ses amis, comme lui, contribuent à alimenter le tourbillon identitaire dans lequel ils sont tous trempés. Parce qu'il le faut, tout le monde rit des mêmes choses et tout le monde raconte les mêmes blagues.
Malgré ses inconscients efforts, l'insertion de Craig dans le projet humain est entravée par son apparence moyenne et son poids désavantageux. Comme exemple concret, nous penserons à Sally, la fille qui était sensée l'accompagner au bal des finissants et qui vint opter pour Peter. Pour contrevenir à ces imprévus, Craig développe des intérêts plus solitaires, comme la lecture, l'informatique, les jeux de rôles, les créatures fantastiques, les intrigues. Vous savez, les trucs intéressants. Dans ses loisirs, la structure sociale est très claire, elle est respectée pour tout le monde. On y a l'impression qu'on y comprend quelque chose, c'est confortable. Les choses y sont perverses mais magnifiques. Ce qu'on y ressent parait important, les personnages sont tant en harmonie avec eux-mêmes, même dans leurs conflits les plus intérieurs et plus mal fondés, qu'ils semblent avoir raison d'être ce qu'ils sont. C'est le monde parfait, et il est bien évident qu'un jeune adulte comme Craig y trouve son plaisir.
Toutefois, les réalités sociales le rattrapent bien vite. Bien entendu, l'école ne l'a jamais fondamentalement intéressé. Le même savoir y est imposé de la même manière à tout le monde, et les distractions y sont légions. Comme tous les autres, Craig est sorti de l'école avec une mécanique sociétale particulière, une gymnastique de résistance, et non pas avec un bagage de connaissances maitrisé ou choyé.
C'est donc ainsi, à l'instar de ses congénères, que Craig entre sur le marché du travail. Un travail saisonnier à la fabrique de papier du coin fini par lui valoir un emploi permanent. Ses revenus lui apportent, cette fois, une valeur (subjective, mais qui s'en soucis) supérieure aux jeunes de son âge. Que demander de plus ?
Il rencontre cette femme, Kim, qui semble le comprendre véritablement. Du moins, c'est ce que son cœur lui dit. Il s'agit en fait de son cerveau, mais ce dernier cultive la croyance langagière que le cœur est responsable. Peu importe, tout deux se marient alors que Craig a 27 ans. Ils ont deux jeunes filles qui grandissent sainement. Leurs moyens sont convenables, leurs problèmes sont des problèmes de blanc typiques et leurs chicanes sont égoïstes. Leur vie est comme celle des voisins.
Puis, vint le divorce. Les enfants, assez vieux, sont de moins en moins affectés par cette péripétie familiale (trop occupées à jouer eux aussi, à devenir quelque chose, comme on dit à la télé.)
Les années passent, l'ennui s'agrandit. Les journées se ressemblent, l'enthousiasme s'efface. Au moins, le cerveau se calme. Les crises explosives laissent place à une maîtrise particulière de soi face à l'Ennui avec un grand E. Les évènements n'ont plus la même portée. Craig a l'impression d'avoir tout vu. Il n'a rien vu, mais il a probablement tout vu ce qu'il y avait à voir.
Une lettre, un matin de printemps, l'invite à un mariage. Celui de son ex-femme. Comment ne pas s'y rendre ? Bien sûr, il ne veut pas y aller. Mais ce n'est pas comme s'il était le genre de personne à prendre ce genre de décisions. Non mais, de quoi aurait-il l'air, s'il n'y allait pas ? Elle, tout son argent et son jeune jouet de 23 ans lui donnent certes la nausée ; toutefois, passer pour un fou est bien pire.
Une belle croisière dans les caraïbes, plein d'invités, des vieilles connaissances du couple qu'il n'a pas appelé depuis 10 ans, et des collègues de Kim qu'il ne connaît pas. Toute sorte de gens pas importants dont il se fiche. Il n'est pas dupe, il sait bien qu'ils se foutent aussi de lui. N'empêche, il va quand même aller les saluer, leur serrer la main, s'intéresser à leur emploi, leur famille (brièvement, cela dit) parce que de toute manière, ils n'auront rien d'autre à raconter. Il fait beau aujourd'hui ! Oui, je content pour Kim.

...

...

...

Tant qu'à mourir un jour, pourquoi pas maintenant ? Craig est sur la proue du navire. Il discute avec Scott, un vendeur d'assurance qui est allé au lycée avec Kim, il y a longtemps. Mais Scott fini par s'en aller, désireux d'obtenir un second cocktail pour mieux faire passer sa vie de merde.
Craig regarde la mer en face. Il est assez fou pour croire qu'elle le regarde en face. Il est assez fou pour désigner la mer par le pronom "elle", comme s'il s'agissait d'une personne.

THUD. Quelque chose, plus loin sur le navire, vient de tourner au vinaigre. Les cris des passagers en témoignent, comme la brusque embardée qui secoue le navire.
Puis, ça y est. C'est la fin qui approche. Il n'aura pas à le faire lui-même. Quel soulagement.

Mais il a trop peur pour rire. Il a bien trop peur d'être heureux.

Les passagers tombent à la mer, agitent les bras pour s'accrocher à des cordes sourdes qui n'existent pas. Craig n'est pas dupe, il fait comme eux.

Non mais, de quoi aurait-il l'air s'il faisait autrement ?