Christopher Remus Eddison naquit le 11 Février 1880, par une rude nuit d’hiver, dans l’espace d’une chambre à coucher au cœur Vérone, en Italie.

18 Août 1883

« Maman ? »
La voix enfantine du jeune Christopher interpela sa mère occupée à remplir une valise. Elle se tourna vers son fils qui l’observait avec de grands yeux innocents.
« On s’en va ? » lui demanda-t-il avec naïveté.
L’adulte soupira et vint ébouriffer  les cheveux de l’enfant.
« Oui, on s’en va loin d’ici, très loin d’ici, lui répondit-elle gentiment, une lueur douloureuse dans le regard.
-Mais on n’attend pas papa ? »
La femme esquissa un sourire empreint de souffrance.
« Papa ne reviendra pas mon chéri. Il est parti au ciel, tu sais, rejoindre les anges. »
Le petit garçon hocha la tête sans réellement comprendre ce que sa mère disait.
« Mais… Il a dit qu’il allait revenir.
-Je sais, mon ange, je sais… »
Elle referma la valise d’un coup sec en étouffant un sanglot. Il fallait qu’ils s’en aillent.

Ainsi, Christopher et sa mère quittèrent leur petit appartement à Vérone et s’installèrent en Islande, dans la capitale : Reykjavik. Christopher connut une enfance calme, malgré l’absence de son père. Il s’habitua vite à son nouveau « chez-lui », avec la facilité qu’ont les jeunes enfants pour s’adapter à tout. Sa vie fut rythmée par son entrée à l’école, l’apprentissage de l’Islandais et les week-ends passés avec sa mère dans son atelier d’artiste peintre. Son adolescence fut plus perturbée, surtout quand il découvrit la vérité sur son géniteur : celui-ci les avait tout simplement abandonnés, lui et sa mère, les laissant seuls et presque sans ressources. C’est à cette époque qu’il se rapprocha encore plus d’elle, l’admirant pour sa force et son courage. S’occuper d’un enfant alors qu’elle avait à peine 20 ans, prendre la décision de partir, de se reconstruire, de lui offrir une nouvelle vie…

Ils n’avaient jamais roulé sur l’or et subsistaient juste, la vente des peintures de sa mère leur permettant de vivre simplement mais correctement. Il faisait parfois quelques petits boulots après les cours lorsqu’ils avaient un peu de mal à joindre les deux bouts mais cela avait eu l’avantage de le responsabiliser et de lui apprendre à mettre la main à la pâte. Il appréciait la vie qu’ils menaient tous les deux, dans leur minuscule appartement, toujours là l’un pour l’autre et si complices…

Lors de sa dernière année de lycée, sa mère tomba gravement malade. Leucémie. Christopher n’avait rien vu venir. Ses résultats scolaires dégringolèrent alors que sa mère se battait contre la maladie, en chimiothérapie. Lorsqu’elle revint à la maison, il eut trop honte de sa baisse de niveau et se contenta de lui sourire lorsqu’elle lui demanda comment se passait sa dernière année. Il se promit de se battre lui aussi, pour elle et pour son avenir, auquel elle croyait tant. Deux mois plus tard, elle repartit en chimio et n’en revint jamais.

Il se retrouva seul.

Il se renferma sur lui-même et se concentra uniquement sur son examen de fin d’année, déterminé à finir ce qu’il avait commencé, laissant de côté amis et vie sociale. Il cumula les petits boulots et économisa afin d’être un peu plus tranquille l’année qui suivit. Heureusement pour lui, sa mère ne l’avait pas laissé sans ressources : l’appartement leur appartenait (sa mère l’avait acheté avec l’argent de la vente de leur appartement à Vérone) et elle avait apparemment mis de l’argent de côté, pour ses études. Il garda tout cet argent et s’inscrivit en faculté de médecine.
Et c’est sur les bancs de la fac qu’il rencontra celle qui fut son premier véritable amour.

4 Septembre 1998

Il se laissa tomber sur une chaise et posa son sac par terre. A cette heure-ci, la cafétéria était bondée. Ce n’était que le deuxième jour après la rentrée et il avait du mal à se faire à cet endroit si gigantesque, si peuplé et surtout si bruyant. Les étudiants discutaient inlassablement, réunis autour de tables rondes qui paraissaient minuscules à côté du nombre de gens qui s’installaient autour.

Avec un soupir, il entreprit de sortir son sandwich fait maison lorsque quelqu’un d’autre s’affala sur la chaise qui se trouvait de l’autre côté de sa table. Il releva la tête vers l’intrus… Ou plutôt l’intruse.
De longs cheveux roux foncés, des yeux vairons à moitié cachés derrière une frange rebelle, un sourire gêné qui créait deux adorables fossettes sur ses joues rondes.
« Désolée, il n’y avait plus de places et… Euh… En fait, on suit à peu près les mêmes cours je crois alors… »
Il se contenta juste de rougir alors qu’elle s’embrouillait, éclatant finalement d’un rire embarrassé.
« Tu peux rester, finit-il par articuler, se reconcentrant sur la recherche de son sandwich pour éviter son regard troublant.
-Merci. Au fait, je m’appelle Anja.
-Christopher. »
Elle lui offrit un sourire éblouissant.
Et il sut qu’il était perdu.

24 Décembre 2000

Ses doigts s’entremêlèrent dans sa longue chevelure rousse alors qu’il l’attirait vers lui, l’embrassant du bout des lèvres avant de reculer, joueur. La jeune femme gémit de frustration et bondit sur lui, déterminée à obtenir un autre baiser. Il l’esquiva, riant, et agita devant ses yeux un paquet soigneusement emballé dans un papier cadeau bleu.
« Tricheur ! l’accusa-t-elle en lui balançant son oreiller, assise sur leur lit.
-Ne boude pas, voyons, la rabroua-t-il gentiment en s’approchant à nouveau d’elle.
-Tu sais toujours comment me distraire et tu en profites ! »
Il éclata de rire, lui rendant le cadeau avec un grand sourire.
« Tu ne veux vraiment pas que je l’ouvre maintenant, observa-t-il en saisissant une mèche de ses cheveux.
-C’est une surprise. Et on n’est pas encore le matin de Noël, lui répondit-elle avec sérieux.
-Mais je veux savoir, minauda-t-il avec une moue boudeuse. Et demain matin, ça me parait tellement loin… Comment est-ce qu’on va bien pouvoir s’occuper d’ici-
-Comme si tu n’en avais aucune idée. »
Elle le saisit par le col de sa chemise et l’embrassa passionnément.

13 Juin 2001

Elle leva un regard empli de désespoir vers lui. Les larmes dévalaient ses joues, intarissables. Et il la fixait sans comprendre.
« Je suis tellement désolée, Chris… »
Sa voix se brisa sous l’assaut des sanglots. Sa main fine, ornée d’une bague à l’annulaire, glissa de la sienne. Elle se retourna et se mit à courir, disparaissant à l’angle de la ruelle. Disparaissant de sa vie. De son cœur.
Tel un automate, il regagna son appartement, s’attendant à la voir l’accueillir avec sa joie de vivre habituelle. Mais l’habitation était vide, comme amputé de sa présence. Et ce lit, si grand et si froid sans elle…
Ce n’est pas possible, ne pouvait-il s’empêcher de penser. Il n’avait rien vu venir. Encore une fois.
Il s’effondra et hurla à s’en déchirer les cordes vocales. Abandonné. Brisé. Anéanti.

Après le départ d’Anja, Chris se referma encore plus sur lui-même. Alors qu’il s’épanouissait au contact de la jeune femme, il avait à présent tendance à redouter l’amitié des autres et surtout le contact humain. Il se sentait trahi. Et pourtant… Il l’aimait toujours. Alors il se promit de ne plus jamais s’attacher ainsi à quelqu’un. Mais…

24 Décembre 2001

Il s’assit sur un tabouret en jetant des coups d’œil autour de lui. Il avait peu l’habitude de ce genre d’endroits… Derrière le comptoir, le barman lui lança un regard curieux.
« Bonjour. Qu’est-ce que vous voulez prendre ? »
Il se figea. Il n’avait pas vraiment réfléchi… Il ne voulait pas boire de l’alcool car il savait que dans son état, ce n’était vraiment pas une bonne idée. Mais peut-on vraiment demander, dans un bar, la veille de Noël, à se faire servir un jus d’orange ?

Il était juste venu là car il ne savait pas où aller. Dehors, il neigeait et la température avoisinait zéro : c’était bien la seule chose à laquelle il n’avait pu s’habituer. Il avait peu de souvenirs de son enfance mais il savait que la chaleur de Vérone lui manquait. Il avait déjà passé toute sa journée à errer à pieds dans la ville… Et il ne pouvait pas rentrer. Son appartement… L’atmosphère était bien trop marquée par son absence, surtout en ce jour spécial : cela faisait un an qu’il l’avait demandée en mariage et qu’elle avait dit « oui ».
Il baissa la tête et s’apprêta à se lever en s’excusant lorsqu’une voix grave retentit :
« Un mojito pour moi et un cocktail sans alcool pour le jeune homme s’il te plait Loki. »
Un mojito en hiver ?  

Il se figea et releva son regard vers l’inconnu venait de s’asseoir à ses côtés tandis que le barman s’activait derrière le comptoir. De la surprise, il passa à l’état de choc. L’étranger –car il ne pouvait en être autrement vu l’accoutrement qu’il portait en plein hiver : une simple veste en cuir sur un T-shirt et un jean- était d’une beauté à couper le souffle. Une chevelure noire en bataille qui lui donnait un air négligé et surtout particulièrement séduisant, un visage inoubliable et des yeux bleus clairs déstabilisants.
L’inconnu plongea son regard étrange-et pourtant irrésistible- dans le sien et lui offrit un petit sourire qui fit agréablement pétiller ses yeux.
« Tu n’as pas l’air très habitué à ce genre de lieux. » observa-t-il avec un air compatissant.
Il se sentit rougir furieusement. Il avait toujours été d’une timidité extrême avec les personnes qu’il trouvait belles et ce trait de son caractère n’avait pas disparu avec le temps… Même si…
Même si Anja l’avait fait pour un temps disparaitre.

La main de l’inconnu effleura soudainement sa joue et il se recula brusquement, surpris. Il faillit tomber de son tabouret. Et il se rendit compte qu’il pleurait.
« Excusez-moi. » parvint-il à articuler avant de se lever.
L’autre attrapa son bras, le figeant sur place.
« Ecoutez, je ne pense pas que vous enfermer dans la solitude soit la meilleure solution alors pourquoi ne prendrions-nous pas un verre tous les deux en discutant de ce qui vous cause tant de peine ? Si vous le désirez bien sûr. »
Il s’était promis de ne plus s’attacher. De ne plus faire confiance aveuglément.
Il ne le connaissait même pas.
Et pourtant…
Et pourtant, il accepta.
Car quelque part, il savait qu’il en avait besoin. Il avait besoin de ce contact qu’il fuyait depuis plus de six mois. Il avait besoin de quelqu’un.
N’importe qui.
Même cet homme si prévenant, au regard bien trop étrange et à la voix si voluptueuse…

11 Février 2002

Il se retrouva devant son appartement, clés en mains, ne sachant que faire.
Sa journée à la fac l’avait vidé de son énergie et de sa motivation. Il n’avait plus envie de rien faire. Il n’avait plus envie de rien. Enfin si. Il avait envie qu’elle revienne. Mais ça, il savait bien que ce n’était guère possible.

C’était son anniversaire. Et il n’était même pas heureux. Il ne voulait pas retrouver le confort de son appartement.

Il savait qu’il ne pourrait pas ouvrir la porte.
Un an plus tôt, il serait entré sans se poser de questions. Epuisé après une longue journée de cours, il aurait posé son sac par terre, balancé son manteau sur le dossier du canapé, jeté ses clés sur la table. Et elle aurait surgi en lui criant « JOYEUX ANNIVERSAIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIRE ! », ses lunettes de geek sur le nez, toujours en pyjama. Il aurait ri, se serait moqué de sa tenue en lui disant que même si elle avait pris un congé ce jour-là, elle aurait quand même pu mettre un pantalon. Elle se serait contentée de lui sauter au cou pour l’embrasser puis de le tirer vers la chambre afin qu’il profite d’un cadeau d’anniversaire qui n’avait pas de prix et qui était le plus précieux de tous.

Mais aujourd’hui, il avait juste envie de s’enfuir en courant et de ne jamais revenir. Mais il n’allait pas fuir indéfiniment, si ? Même si chaque pièce portait encore les marques de sa présence, cela restait son appartement. Son petit coin douillet. L’endroit que lui avait légué sa mère.
Et il n’avait nulle part d’autre où aller.
La porte s’ouvrit brusquement devant lui. Surpris et effrayé, il contempla Lucius qui lui faisait face tout sourire, ses yeux si bleus pétillant de joie.
« J’ai cru que tu n’allais jamais ouvrir alors j’ai décidé de le faire à ta place. » commença-t-il joyeusement en l’entrainant d’autorité à l’intérieur.

Il le débarrassa de ses clés et de son sac. Christopher sentit à peine son manteau trempé glisser de ses épaules. Il scrutait chaque recoin du petit salon qui faisait aussi office d’entrée et de salle à manger. Son cœur se mit à battre plus fort alors qu’il posait ses yeux sur la porte close de leur chambre.
Il attendit, figé au milieu de la pièce.
Il attendit que cette porte s’ouvre et laisse apparaitre une tornade rousse à moitié habillée.
Il attendit le « Joyeux anniversaire » suivi du baiser.
Il attendit.
Encore.
Encore un peu.
Juste un tout petit peu…
Des doigts claquèrent à côté de sa tête. Il sursauta, se reconnectant difficilement avec la réalité.
« Ça va Christopher ? s’enquit Lucius. Tu es si pâle, on dirait que tu vas pleu-  »
Lucius était là. Avec lui. Et elle ne viendrait pas.
Elle ne passerait jamais cette porte. Ne lui souhaiterait plus un bon anniversaire. Ne l’embrasserait plus jamais.
Car elle était partie.
Définitivement.

Son cœur fragile se fissura lentement, se craquela… et explosa en mille morceaux. Brisé. Encore une fois.
Les larmes dévalèrent ses joues et il s’accrocha à celui qu’il considérait comme un ami. Ses sanglots devinrent vite incontrôlables, hachant sa respiration. Il enfouit son visage contre le torse du plus vieux, s’agrippant désespérément à son T-shirt. L’autre referma ses bras sur lui, l’enlaçant avec force.
Il avait tant besoin de réconfort.
Tant besoin d’oublier.
Tant besoin d’amour, de tendresse, de chaleur humaine.
Tant besoin d’une présence rassurante.
Il avait tant besoin de lui.

Il se recula légèrement, toujours accroché à Lucius, dévasté par le chagrin.
Ses lèvres se retrouvèrent soudainement sur celles du brun. Avec l’énergie du désespoir, il se colla à lui et approfondit le baiser, Lucius n’y opposant aucune résistance.
Alors il recommença.
Parce que le temps d’un baiser, il oubliait Anja.
Le temps d’un baiser, il se sentait à nouveau bien.
Le temps d’un baiser, il ne pensait plus qu’à Lucius. Et c’était tellement bon.
L’étreinte sur sa taille se resserra alors que ses propres mains glissaient sur les épaules de son partenaire, ses doigts se perdant ensuite dans ses cheveux en bataille.
Et il oublia toute sa peine.
Seul Lucius subsistait. Son toucher. Ses doigts habiles. Son souffle calme. Sa présence rassurante. La fraîcheur de sa peau contre la sienne, qui semblait se consumer. Sa voix grave et sensuelle murmurant au creux de son oreille des paroles en latin qu’il ne pouvait saisir. Ses lèvres avides… Et son regard si bleu qui brûlait d’un feu ardent.

Oui, il s’était réfugié dans les bras de cet homme sans même se poser plus de questions. Et, sans le vouloir, sans même le savoir, il en était tombé profondément amoureux. Lucius avait pansé ses blessures mieux que quiconque ne l’aurait fait. Et il voulait croire que son compagnon disait vrai lorsqu’il lui murmurait des promesses et des « je t’aime » pendant l’amour.
Il aurait été capable de tout pour Lucius. Tout. Même le suivre dans un périple en bateau jusqu’au Triangle des Bermudes.
Et il l’avait fait.

Il avait découvert Heartkiller, fasciné.
Et la fascination s’était muée en incompréhension lorsqu’il avait découvert la véritable nature de Lucius.
Et l’incompréhension était devenue désespoir lorsque l’incube lui avait expliqué les vraies raisons de leur rencontre.
Trahison.
Il n’avait rien vu venir.
Encore une fois.

Emprisonné dans cet endroit qu’il avait tout d’abord trouvé si merveilleux et intriguant, il était devenu un esclave. Le peu de dignité et de fierté qui lui restaient avaient été anéanties par ses différents maîtres et maitresses. Il s’était soumis pour ne pas souffrir. Il s’était haï pour cela. Il se dégoutait. Mais pire encore avaient été ces deux sentiments lorsqu’il était devenu un vulgaire objet pour ces vampires. Il satisfaisait les moindres de leurs désirs.
Il était devenu un objet sexuel entre les mains expertes de ses cruels acquéreurs.
L’humiliation. Constante. Implacable. Insupportable.
La peur. Omniprésente. Celle qui vous pousse à vous demander si demain sera pire. Celle qui vous pousse à souhaiter la mort, sans vous donner le courage de passer à l’acte.

Il était passé entre les mains cruelles –et les crocs- de différents maitres et maitresses, jusqu’à ce qu’il arrive chez celle qui fit de lui une créature de la nuit.
Un incube.

Il était devenu une créature au charme destructeur, la créature qu’il l’avait conduit dans cet enfer. Et douce ironie du sort : sa nouvelle maitresse était aussi celle de Lucius.
La première fois qu’il avait revu l’incube, il avait hésité entre surprise et fureur. L’autre n’avait pas caché son étonnement puis avait fait semblant de ne pas le connaître, augmentant sa rage, mais aussi son désespoir.
Il avait juste espéré, pendant tout ce temps, que leur histoire avait quand même signifié quelque chose pour l’autre créature. Il s’était raccroché à cet espoir alors qu’on le torturait, le frappait, le violait.
Et cet espoir venait d’être réduit en miettes.
Il était resté immobile, bien droit à côté de son nouveau maitre qui les avait par la suite tous deux congédiés.

Lucius l’avait rejoint plus tard, alors qu’il était seul et tentait désespérément de ne pas s’effondrer en larmes (bien que les vampires ne puissent apparemment que pleurer des larmes de sang…).
L’incube l’avait supplié de l’écouter. Et il l’avait fait. Qu’avait-il à perdre ? Il n’avait plus rien.
Il avait longuement hésité à laisser éclater sa colère et claquer la porte au nez de l’autre incube.
Mais il avait tellement envie de le croire lorsque l’autre lui disait qu’il avait fait semblant de ne pas le connaitre afin de protéger leurs vies.
Il avait tellement envie de lui pardonner ses fautes alors que l’autre lui répétait qu’il l’aimait, qu’il n’avait jamais voulu le trahir et, surtout, qu’il n’avait voulu l’abandonner aux mains de ces vampires cruels qui avaient abusé de lui.

Mais il avait préféré rester distant.
Il voulait juste un peu de temps.
Il savait que croire l’autre incube signerait certainement son arrêt de mort. Car si ses paroles n’étaient encore que mensonges et trahison, il n’était pas sûr de pouvoir s’en relever. Il avait déjà eu tant de mal à lui faire confiance…
Mais il avait besoin de lui. Terriblement besoin de lui. Car malgré tout, il l’aimait encore. Malgré la trahison. Malgré les années. Malgré les abus.

Lucius avait donc joué le jeu. Il lui avait laissé du temps puis ils s’étaient à nouveau contentés d’une relation d’amitié. Puis Christopher prit le risque de lui faire confiance. Et à partir de ce moment débuta leur liaison secrète, qui dura quelques années et prit fin lorsque leur maitresse les surpris s’embrassant au détour d’une ruelle, alors qu’ils la pensaient occupée à « jouer » avec son nouvel esclave.
La réaction de la vampiresse ne s’était pas fait attendre.
Christopher qui pensait jusque-là qu’une relation entre un esclave et son maitre était un terrible tabou, fut choqué et atterré de voir que celle entre deux incubes l’était aussi.
Il fut arraché à Lucius, enfermé dans une cage comme un vulgaire animal (et il pensait les animaux mieux traités que lui…). Il fut vendu. Comme si sa vie pouvait s’acheter.

Il aurait dû y être habitué. En tant qu’esclave, il ne comptait même plus le nombre de fois qu’il avait été mis en vente. Ses maitres et maitresses se lassaient vite de lui. Trop soumis, trop obéissant, trop silencieux, trop peureux, trop docile… Bref, pas digne du moindre intérêt une fois qu’il avait servi à assouvir les pulsions de son maitre.
Mais se retrouver à nouveau dans une cage, habillé d’une tenue qui le couvrait à peine pour que ses maitres éventuels puissent « admirer la marchandise »… Il ne pouvait connaître pire humiliation alors qu’il croyait presque avoir trouvé le bonheur dans les bras de Lucius.
Et savoir qu’il ne pourrait jamais plus revoir l’autre incube… C’était juste inconcevable. Il avait l’impression de revivre son arrivée à Heartkiller, lorsque Lucius l’avait trahi. Sauf que cette fois-ci, même le plus minime espoir ne pouvait subsister.
Et cela le détruisait.
Car que lui restait-il, sur cette île, à part l’espoir ?
Rien du tout.
Ni famille. Ni repères. Ni amis. Ni amant. Ni bonheur. Ni joie. Ni même quelque chose qui lui appartenait encore. Cela faisait longtemps que son corps n’était plus qu’une marchandise.
Mais son cœur et son esprit... Personne ne pourrait les lui enlever.
Ne plus s’attacher. Ne plus faire confiance. Ne plus croire.
Ne plus espérer...

Aussi ne s’attendait-il pas à grand-chose lorsqu’il fut acheté. Un autre maître. D’autres tortures. D’autres viols.
Les humiliations. Encore. Toujours.
Et la peur, sournoise, qui prenait possession de son corps alors qu’il était conduit à son nouveau maitre.
Pire que ça, il était terrifié. Comme allait-il pouvoir endurer l’enfer après avoir goûté à ce qui ressemblait le plus au paradis ?

Mais son nouveau maître n’était pas cruel. Il était même… tout le contraire. Gentil, chaleureux…
Comment était-il censé réagir ? Ses anciens maîtres l'avaient habitué à la douleur, à la torture psychologique. Pas aux regards bienveillants. Ses autres maîtres l'avaient rabaissé plus bas que terre, faisant de lui un simple objet. Et lui...
Christopher s’en méfiait encore plus. Qui sait quel genre de monstre se cachait derrière ce sourire compatissant et ces iris bien trop perçants ? Peut-être était-ce juste un jeu, une nouvelle sorte de torture psychologique bien plus sournoise et tordue que les autres ?
Pire que cela. Ce nouveau maître n’avait, pour ainsi dire, aucune exigence. Christopher aurait presque pu en pleurer, s’il n’avait pas aussi peur de ce que cachait le visage chaleureux de son maitre. Alors il se contentait juste de faire ce pourquoi on l’avait créé : attirer des humains dans ses filets. Et autant dire qu’il avait vraiment peu d’expérience en la matière et qu’il n’était vraiment pas des plus doués… Mais jouer ce rôle le rassurait, d’une certaine manière. Et il ne pouvait s’empêcher de redouter la colère de son maitre : s’il était un mauvais incube, il risquait de se retrouver à nouveau à vendre et… Qui sait sur quel détraqué sadique il pourrait encore tomber ?

Cette créature qu’il était devenu… Ça, c’était son repère. Un pilier inébranlable. Quelque chose d’inéluctable, de certain.

Et avoir cette certitude, dans l’existence qu’il menait, c’était mieux que n’avoir rien du tout.