L’euphorie rencontra la désolation. C’est entre l’extase et les envies suicidaires que Gregory vit le jour. Tandis qu’un petit être plein de vie s’époumonait dans les bras d’une infirmière, un autre restait muet. Deux cœurs avaient battus à l’unisson, deux organismes avaient été nourris durant neuf mois de grossesse et deux fois plus de joie aurait dû agrémenter l’arrivée des jumeaux au monde. Mais un concours de circonstance s’immisça sournoisement entre eux et seul Gregory parvint à surmonter ce dédale infernal qu’est l’accouchement. Survivre, voilà un mot qui s’inscrit en lettres de sang dans chaque parcelle du garçon alors qu’il n’était qu’un bébé. Lui, il y était parvenu mais son frère avait échoué. Et à ce jeu-là, quand on a perdu, c’est juste game over … pas de try again envisageable.

Les bras tremblants, impuissants et fragiles d’une mère en pleurs accueillirent le corps frêle et délicat du bambin. Norah explosa en sanglots, enfouit sa tête contre le torse chaud du bébé qui agrippa ses cheveux, par simple réflexe. Quand elle voulut relever le crâne, Gregory maintenait sa chevelure si fortement qu’elle fut incapable d’éloigner son visage. Premiers rires, premiers sourires dans une salle qui venait de connaître un décès. Le père, la mère, tous s’émerveillaient soudain de cette venue au monde. Gregory était vivant, lui ! C’était un garçonnet plein de vie, dans une forme olympique et qui à première vue, avait déjà du mordant. Et pour ça, pour cet enfant qui venait de naître et qui méritait un avenir digne de ce nom, ils reprirent le dessus. Et si tout cela avait été vrai, ça aurait encore été mieux !

2

Une grande baie vitrée, des voitures qui défilent dans des ruelles polluées par l’essence, le gaz et la fumée de cigarette. New-York, la Grosse Pomme, la ville qui ne dort jamais … tant de nom pour désigner le berceau de l’enfance de Greg. Se réveiller le matin dans un grand lit, prendre un déjeuner seul ou en compagnie de sa sœur, aller à l’école en voiture privée, ne fréquenter que les écoles les plus prestigieuses, exceller dans toutes les matières, rentrer à la maison et travailler sous la surveillance de la gouvernante, partir à la boxe, se déchaîner et recracher toute la haine qui dévore les entrailles du jeune premier, rentrer pour aller se doucher, dormir pour oublier. Un putain de cercle vicieux, la routine du gentil petit Greg qui vivait son enfance comme les sept milliards d’autres êtres humains ont vécu la leur. À l’époque, il se disait que c’était bien ! Parce que c’était facile, c’était sympa de faire toujours la même chose, sécurisant tout du moins. Ce n’est que plus tard que les choses se compliqueraient.

Papa n’était pas souvent là, maman non plus d’ailleurs. Déjà enfant, Greg développa un lien fort avec sa sœur. Melinda avait parfois besoin de quelqu’un pour lui dire qu’elle abusait, qu’elle devait faire attention ou qu’au contraire, elle devait lâcher prise. Lui, il était le plus grand ! Qui plus est, il était le frère et il se devait de prendre soin de sa sœur. Très vite, ils adoptèrent cette relation de protecteur-protégée qui les caractérisa toute leur vie. Melinda ne pouvait être atteinte car avant qu’on puisse la blesser, Gregory serait déjà là pour contrer les dégâts. Mel, c’était le cœur et Greg, c’était les poings. Chacun sa place dans un monde qui vous bouffe à la moindre petite occasion.

3

La foule qui scande son nom, ses poings qui virevoltent comme s’ils dansaient une valse avec l’air, ses jambes qui bougent dans tous les sens, son cœur qui bat la chamade. PAF. Du sang, un cri qui perce … il a gagné. Greg relève la tête, son adversaire est allongé sur le sol et sa lèvre inférieure éclatée continue à déverser ce liquide rouge et chaud qui fait d’eux des êtres humains. Il le fixe, ce pauvre gars qui s’en est pris à la mauvaise personne. C’est moche de tomber sur plus fort que soi ! Gregory aussi, recevait des raclées plus jeune quand il devait combattre les anciens. Aujourd’hui, à dix-neuf ans, il les met tous à terre. Greg c’est une machine, il frappe fort et vite. Sa famille l’admire parce qu’il est passé pro, parce qu’il est doué dans ce qu’il fait, parce qu’il leur apporte satisfaction et renommée. Lui, il s’en fout ! Il boxe parce que ça le libère, parce qu’il respire quand il frappe.

La brune au premier rang, il l’a repérée quand son adversaire lui a mis un coup de poing au ventre et qu’il s’est plié. Sur son visage, il a vu de la douleur. Les spectateurs qui viennent voir les matchs ne sont plus humains, c’est comme des chiens enragés ! C’est à celui qui aboiera le plus fort, à celui qui paiera le mieux et le plus. Ils hurlent, ils crachent, ils jurent. C’est des porcs, des putes et des paumés. Et dans ce beau ramassis d’ordure, une jeune femme aux yeux étincelants. Elle n’a rien à faire là, elle n’y a pas sa place. C’est pourquoi, il se fait un devoir de l’emmener ailleurs. Greg la ramène chez lui, il sait qu’il attire l’attention. Pourtant, avant de se laisser glisser dans ses draps, elle l’observe. Ils sont l’un face à l’autre et avant que Gregory ne vienne se coller à elle, elle regarde les cicatrices sur son corps. Quand il caresse ses cheveux, elle effleure sa peau. Ses ongles glissent sur les fines marques rougeâtres. Son nom, son âge, sa couleur d’yeux, sa chanson préférée … il se fout de tout. Entre Greg et elle, ça n’a duré qu’une nuit. Une nuit qu’ils ont consumée, qui les a consumés. Au matin, elle ne sera plus là. Il n’aura aucun prénom, aucun numéro de téléphone, aucun moyen de recontacter la seule et unique femme de toute son existence qu’il aura aimé. L’amour, ce n’est pas pour lui. Elle, elle lui a ouvert les portes du Paradis. Il y est entré pour une nuit et est ensuite retombé sur Terre. Une chute fatale.

4

Des vêtements de marque, des sourires faux, des insultes basses, des photos dans les tabloïds, son cul dans les magazines. Voilà ce que les gens voyaient de sa sœur : une jolie poupée. Gregory cassait des dents toutes les semaines car il suffisait qu’il passe devant un kiosque à journaux pour voir des adolescents, des vieux pervers ou des idiots en manque baver sur les courbes de Melinda. Ça le rendait malade, ça le rendait fou. Dans le métro, la gamine tenait un magazine people qui fabulait sur la vie sexuelle de sa sœur. Dans l’avion, un homme d’affaire tenait un journal qui racontait les fluctuations des affaires de ses parents. Et lui, il avait l’impression qu’on lui hurlait dans les oreilles. Ils étaient comme les supporters autour du ring, à hurler son nom. Sauf que là, il n’était pas le seul concerné … Melinda et ses parents l’étaient tout autant. Gregory ne supportait plus qu’on s’en prenne à sa sœur, qu’on la détruise à petit feu et qu’on en face l’égérie du cyanure.

Alors, il prit la décision de retrouver celle qu’il aimait. Melinda et lui prirent un yacht. Ils en avaient besoin tous les deux ! Elle, pour retrouver les valeurs primordiales de la vie et prendre de la distance par rapport à ce monde illusoire qui l’entourait. Lui, parce qu’il pétait les plombs. Il était un taureau en cage qui passait sa vie à ruer. Le frère et la sœur prirent le large, occasion unique de discuter de tout et de rien, de prendre des nouvelles de l’autre, de s’avouer des vérités et de revenir sur des mensonges. Gregory retrouva sa sœur, sa Melinda. Rien à avoir avec la princesse parfaite qui s’affichait tout sourire devant les appareils des photographes. Elle n’était plus mannequin, elle était juste elle : sa soeurette. Et fidèle à elle-même, elle prit une initiative qui leur coûterait beaucoup … énormément même. Tandis qu’il se laissait happer par les bras de Morphée, elle prenait la barre du bateau et les faisait foncer droit sur un récif. Trop tard, ils étaient finis.

5

De l’eau, des cris, du noir. Quand il se réveilla, on le maintenait de force debout. Personne, absolument personne sur Terre ne fait faire quelque chose dont il n’a pas envie à Greg. Ses bras se tordent, ses genoux se plient et il frappe. Il sait faire, il sait comment faire et où aller. Ses coudes, des jambes, ses bras, sa tête. Greg utilise tout pour se battre, il se déchaîne et se débat. Pourquoi ne sont-ils pas déjà en train de pisser le sang ? Pourquoi ne hurlent-ils pas sous la douleur des coups ? Il frappe pourtant, il tape à s’en déchirer les phalanges. Ils sont là, ils encaissent et essaient de la maîtriser. Alors il comprend, parce qu’il est loin d’être con Gregory … Ces adversaires-là, ce n’est même pas la peine de chercher à lutter. Abdiquer sagement ? Plutôt crever ! Greg continue de frapper, encore et encore jusqu’à ce que ses poings soient en lambeaux. Melinda est quelque part, ici ou là-bas. Là-bas, avec un peu de chance ! Parce qu’ici, il fait noir, ça pue et la chaleur monte. Greg est jeté au sol et matraqué de coups à son tour. Donnant-donnant mon grand.

Qui veut un beau morceau de viande d’un mètre quatre-vingt-cinq ? Monsieur Bridgestone se porte volontaire. Greg s’éteint, on l’a bouffé de l’intérieur et à la petite cuillère si plus est ! On le goutte, on l’endort, on le berce d’illusion. Parc qu’il n’est rien, entre ces sales mains dégueulasses qui le vendent comme un chien. Alors, à quelle sauce on va le dévorer le petit Greg ? Se battre ? Impossible, ses poings sont à sang et de toute façon, ils l’ont drogué avec quelque chose de fort … un jour, il comprendra. Tous ce beau tas de fanfarons aux longues dents jouent avec eux parce que ça les amuse, qu’ils jouent ! Gregory n’a jamais craint la douleur ou l’humiliation, c’est monnaie courante dans son métier. Qu’il serve de larbin, de steak ou de pute … c’est du pareil au même ! Tant qu’ils n’ont pas Melinda. Ils peuvent lui faire ce qu’ils veulent mais jamais le moindre des cheveux de sa sœur ne lui sera ôté par leurs doigts répugnants. Parce que si c’était le cas, si l’un de ces monstres venait à s’en prendre à Mel … ils pourraient y aller avec leur persuasion, Greg leur arracherait les dents et les leur enfoncerait dans l’estomac à mains nues. En attendant, il reste une vulgaire marionnette. Il n’est bon qu’à ça, rester sage parce que son maître le veut. La fermer, acquiescer, consentir à tout ce que cette belle immondic de Bridgestone lui dit. Mais dès qu’une ouverture s’offrira à lui, il se barrera … il mettra peut-être une petite raclée à Brigestone pour le plaisir de voir sa tronche de gamin ivre du lait de sa mère en lambeaux. Et après, il ira retrouver Melinda parce que tout ce qui importe c’est qu’elle aille bien, le reste … on s’en fout.

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