La folie des hommes, je crois que je n’ai connu que ça. Mon père est mort avant ma naissance, et ma mère n’a jamais voulu me parler de lui. Je ne sais pas qui il est - je porte son nom à elle - je ne sais pas non plus quelle a été leur histoire, s’ils se sont aimés, détestés, s’ils étaient encore ensemble quand il a passé l’arme à gauche. Voilà des tas de détails que j’ignore et que j’ignorerai toute ma vie.

Ma mère était une pauvre femme, dans le second sens du terme. Pas qu’elle manquait d’argent donc - même si elle ne roulait pas sur l’or non plus - mais on ne peut pas dire qu’elle était très intelligente ni très futée. Elle était du genre à s’attirer les ennuis, à tomber sur les pires crétins, à prendre les mauvaises décisions et à n’avoir que de mauvaises idées. Son truc, c’est qu’elle passait son temps à se plaindre de sa vie, à verbaliser ses rêves qu’elle estimait irréalisable parce qu’elle devait avoir une certaine malédiction au dessus de sa tête. Je crois qu’elle n’a jamais compris qu’elle était son pire ennemi, bien devant Sergio.

Ah Sergio... Il aurait mieux valu pour ma mère et moi qu’elle se casse une jambe au lieu de le rencontrer ! Ce type, c’est un rat, et encore, c’est pas sympa pour le rat. Un nuisible de la pire espèce, le genre de mec qui tire toutes les personnes qu’il fréquente vers le bas. Le problème, c’est que ma mère en est tombée raide dingue, de l’italo de mes deux ! Sans doute qu’elle trouvait que se faire engueuler avec un accent était plus cool. Parce que pour l’engueuler, il l’engueulait ! Déjà, quand il avait envie d’une bière, il ne prenait pas la peine de se lever, il en réclamait une. Officiellement, il était chômeur. Officieusement, il faisait du trafic de pièces de voitures et avec ça, il gagnait un max. Pour bien avoir l’ascendant sur maman, il payait le loyer, à elle de se démerder pour le reste pendant que lui restait collé à son fauteuil à regarder des matchs de foot à la télé.

Moi, je me suis assez vite révoltée contre ça. Enfin révoltée... Intérieurement en tout cas. Que voulez-vous qu’une gamine de six ans fasse face à ce genre d’individu ? Je voyais ma mère se prendre des baffes, j’entendais les disputes violentes qui avaient lieu entre eux, et quand j’étais dans mon lit, je relevais la couverture et la pressais contre mon oreille pour essayer de ne pas entendre les bruits de verre brisé ou les cris. Une fois ado, ce sont les écouteurs de mon MP3 qui étaient mes meilleurs amis à ce moment là parce que non, pour ceux qui se poseraient la question, maman n’a pas quitté Sergio, le Saint Esprit ne lui est jamais tombé sur la tête pour réactiver un peu ses neurones !

J’avais hâte de sortir de là. Depuis que j’étais née, maman me mettait de l’argent de côté pour mes études, espérant que j’en fasse. Rien que pour me barrer de cette maison, j’avais envie d’en faire, à l’autre bout du pays ! J’en avais marre du Texas, de sa population raciste et petit esprit, des bigottes qui jugeaient tout et tout le monde. J’avais envie plus que tout de quitter cet endroit, et de quitter Sergio. Quand j’ai eu seize ans, il a commencé à me trouver à son goût et j’ai eu droit à pas mal de mains aux fesses et de réflexions sexistes. Il aime bien vous mettre plus bas que terre, Sergio, surtout quand vous êtes une jolie fille, ce que je commençais à devenir.

Seize ans, c’était aussi l’âge du premier amour. Après les flirts sans importance, je rencontrais Dylan, et déjà je me voyais dans notre vie future, avec le chien, la barrière blanche devant la maison et les incontournables enfants. J’en étais dingue de ce mec, il avait le don de trouver les bons mots, d’avoir les bonnes attitudes. En tout cas au début. Car cette perfection cachait un tout autre visage, mais je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite. Il a fallu qu’il se fasse arrêter et condamner pour avoir dealé de la drogue pour que je me rende compte à qui j’avais affaire. Après un an de relation que je pensais stable, je suis tombée de haut ! Merde, y’a que des salauds en ce monde ou quoi ?

Je finissais ma dernière année scolaire dans ce contexte pas forcément favorable, et mes notes s’en sont ressenties. J’avais mon diplôme, mais juste assez de points pour espérer intéresser une université pas trop exigeante. Le coup de massue, c’est quand j’ai reçu cette lettre d’acceptation pour une université en Alaska et que ma mère m’a annoncé que Sergio avait perdu mon argent au jeu. Pas de bourse, plus un rond sur mon compte, j’ai piqué la crise de colère la plus impressionnante de ma vie, et j’ai quitté la maison. Je n’avais nulle part ou aller, l’une ou l’autre copine a accepté de m’héberger un jour ou deux, mais sans plus évidemment.

Alors que j’allais me retrouver à la rue, le pote du frère aîné de la dernière copine qui avait accepté de me laisser dormir chez elle quelques jours m’a prise à part pour me dire qu’il louait un appart avec un ami, et qu’il y avait une petite chambre de disponible. Le prix à payer, c’était simplement d’être «gentille» avec eux de temps en temps. Je préférais dormir sous les ponts ! Je n’étais pas le genre de nana qui se la jouait pudique, qui jurait ses grands dieux qu’elle ne consommerait qu’après le mariage, mais j’estimais que je devais quand même être un minimum inspirée par le gars, c’est trop demander ?

Sous les ponts, c’est là que j’ai fini. Je me suis battue pour trouver un job, mais comme je ne pouvais pas donner d’adresse de domiciliation, on me montrait gentiment la sortie. Voilà comment, à cause d’une mère pas foutue de choisir le mec avec qui elle fait sa vie, je me suis retrouvée à la rue, sans un rond, sans sécurité sociale, sans rien d’autre que mes yeux pour pleurer cette belle vie que j’avais rêvée loin de chez moi, dans une université où j’allais bâtir les fondations de ma vie.

Ca a duré presque quatre ans, quatre ans où je me suis battue pour rester en vie, pour garder un maximum de dignité. Ce qui est certain, c’est que je n’aurais jamais pu imaginer dans quelle circonstance j’allais être sortie de là. Un enfer pour un autre ? Parfois je me pose encore la question, parce que c’est un fait, je n’ai jamais été aussi bien que depuis que je suis à HeartKiller. Oui, je suis l’esclave de cet homme qui m’a ramassée un soir dans un parc où j’avais trouvé refuge pour la nuit, oui, apprendre que cet homme est un vampire m’a rendue folle de terreur... Mais en contre partie je dors au chaud. J’ai vite compris comment rendre ma vie plus douce à HeartKiller : devenir le jouet préféré de Seth Bridgestone. Alors je fais tout ce qu’il me demande, avec plaisir, avec Zèle et enthousiasme. Je fais en sorte de prévenir ses demandes, accepte tout, même si son trip du moment est de me mettre dans une situation humiliante. Après tout, la fierté ne vaut rien ici, j’en ai rien à faire de la perdre. Ainsi, mon maître si terrible se montre agréable avec moi et je prends grand plaisir à le flatter. Je vais même aller jusqu’à dire que je l’apprécie et je me fous de savoir si je souffre du syndrome de Stockholm ! Je ne voudrais pas retourner au Texas, et depuis quelques temps, j’ai même une envie... Réussir à convaincre mon Seigneur que je serais pour lui une succube de premier choix, pour gagner une vraie place ici, savoir avec certitude, sans le moindre doute possible, que je suis chez moi. Je ne me suis jamais sentie à ma place nulle part, ici, dans mon rôle d’esclave, je sais que j’ai mon importance, j’ai réussi à me rendre indispensable. Je ne veux pas perdre ça, je veux rester l’animal de compagnie le plus fidèle de Seth Bridgestone, et pendant que les autres esclaves subissent ses terribles colères, moi je ronronne comme un petit chat.