« Joey Woody Monroe, t'es en état d’arrestation pour refus d'obéir et violence contre agent ! » Il serrait les dents, alors que l'agent en question regroupait ses poignets dans son dos, les liants de manière douloureuse avec un bout de corde. Une fois de plus, une fois de moins. Un curieux sourire se dessinait sur les lèvres du condamné qui pour le coup, n'avait d'autre choix qu'obtempérer et suivre l'adjoint du shérif jusqu'au poste de police. Suivre et accepter, c'était une chose qu'il n'avait jamais vraiment réussi à s'intégrer dans le crâne, Woody. Rapidement donc il était jeté derrière les barreaux, et enfermé pour une durée encore indéterminée. Ces petites gardes à vue ne duraient jamais longtemps avec le shérif Holmes. Beaucoup trop bon, et surtout trop fainéant pour envoyer celui qu'il considérait comme un gamin au bagne, et pour un bout de temps. Alors Woody en profitait simplement, il en abusait, sans jamais franchir les limites. Et c'était ça qui était bon.

On pourrait dire que Woody a eu une enfance heureuse. Dire qu'il a connu tout ce qu'on peut souhaiter à son enfant, qu'il n'a jamais manqué de rien. Que ses parents étaient deux gens tout à fait agréables. C'est fou cette faculté humaine de souligner les qualités d'un homme lorsqu'il repose six pieds sous terre, ce même homme que toute sa vie, on aura blâmé pour ses défauts. C'est un peu pareil pour la famille de Woody voyez. À son décès, tout le monde a dit que Monsieur Monroe était un homme fidèle. Ce qu'ils ont oublié de préciser, c'est que Monroe père était fidèle certes, mais pas uniquement à sa femme non. Surtout à son patron, un des pires truands de son époque. James Monroe est mort lorsque son fils n'avait que onze ans, lui laissant sur les épaules un millier de responsabilités, et au bout des bras, une mère qui ne savait plus tellement où elle en était. Sa femme Jesse l'a suivi jusqu'au tombeau en décédant une année plus tard, suite à une consommation excessive de produits nocifs. On pourrait le dire oui, mais ce serait mentir.

1850 - Arkansas.
Tu restes impassible, de glace. C'est d'usage, lorsque l'on joue à ce genre de jeux dangereux. Il est loin, le gamin qui frappait l'adjoint du shérif. Il est loin, le gosse insouciant que volait des pommes. Aujourd'hui, tout est bien réel ; tout est plus grand, plus vrai. Et pire encore, tout fait plus mal. Des effluves d'alcool dansent dans la pièce, au même rythme que les deux ou trois femmes qui se donnent en spectacle sur la scène un peu lointaine. Des volutes de fumée blanche s'échappent d'entre les lèvres de quelques hommes qui restent autour de cette table à laquelle tu te retrouves assis. Ça te brûle les yeux, et il n'y a pas que cela d'ailleurs qui te pique, non. Il y a aussi le jeu que tu tiens en couronne dans tes mains, plutôt médiocre. Tu sais qu'il est préférable que tu te couches, mais quand tu regardes les billets au centre de la table, tu hésites encore un instant. Ton tour vient pourtant bien rapidement, une décision s'impose. Allez, c'est maintenant qu'il faut tout jouer, tu le sais bien. Alors tu joues ta seule botte, cette aide précieuse. Tricheur, diraient certains. Toi, tu vois plutôt ça comme un moyen de te sauver la mise. Le palpitant loupe quelques bonds, une tornade furieuse déchire les quelques pensées cohérentes qui hantent ton esprit. Tout ou rien, comme on dit. La carte truquée est posée, personne ne s'est rendu compte de rien apparemment. Victoire. Tu as pris beaucoup de risques ce soir, tu le sais. Peut-être même trop pour toute la semaine. Alors sans plus attendre, tu te relèves, récupérant tous les billets en pagaille dans ta poche, direction la sortie. Hors de question de t'attarder plus longtemps ici, tu as eu ce que tu voulais. Et bon sang oui, tu as eu chaud.

La grande rue est presque déserte, on n'entend rien dehors, rien à part les quelques chevaux qui mâchent mollement de l'herbe non loin. La ville est morte à l'extérieur, à cette heure avancée de la nuit et pourtant, tu n'es pas plus rassuré. Et si les types avaient pigé, que tu les avais roulés ? Et s'ils avaient compris hein ? Non, impossible. Des années que tu triches, t'as encore la tête sur les épaules. Un bref soupir t'échappe, tu continues d'avancer en rasant les murs, pressant un peu le pas pour rejoindre le ranch où tu es employé. La nuit dans cette ville d'Arkansas a beau être muette, elle n'a rien de rassurant, loin de là. Des bruits de pas se font entendre derrière toi, étouffé dans la terre et les gravillons. Tu essayes de te dire que ce n'est rien, mais la panique prendre doucement le dessus, alors tu changes de route, empruntant plutôt une ruelle étroite sur ta droite. « Hé, il est là ! Bouge plus toi ! » Tu te retournes brièvement, le temps d'apercevoir les yeux furieux de cet homme qui t'interpelle, ce même homme qui quelques instants plus tôt, était avec toi autour de la table pour jouer aux cartes. Il fonce à tes trousses, et tu ne te fais pas prier pour détaler comme le gibier devant le chasseur, prenant la fuite.

Quelques centaines de mètres plus loin, tu as l'impression d'avoir semé l'ennemi. Pour combien de temps ? Aucune idée, définitivement, tu l'espères. Le timide sourire que tu affiches encore mêle panique et soulagement, tu t'appuies contre le mur de cette autre ruelle, tentant de reprendre ton souffle. Qu'est-ce que tu as fait encore comme connerie, hein ? Ils ont dû recompter les cartes, se rendre compte qu'il y avait un as en trop. Ils ont dû comprendre. Ils vont chercher à te faire la peau, maintenant. Comment tu vas faire, hein ? Tu as assez pour quitter la ville, pour changer d'état même. La cavale, ce n'est pas nouveau... Mais tu aurais préféré éviter. Tu aimes bien cette ville, et tu vas devoir t'enfuir, encore. Ta vigilance t'échappe un court instant, et ces précieuses secondes suffisent pour qu'ils t'attrapent. L'un d'eux te plaque face contre le mur, et pose ce qui semble être une lame de rasoir contre sa gorge. Ta respiration se fait déjà plus hésitante, et tu lèves naturellement les mains en l'air, paniqué. « Ok, ok, pre-prenez tout, prenez tout. » Que tu peux être stupide. Comme s'ils avaient besoin de ta bénédiction, ouvre les yeux Woody. Un gars s'approche et te fait les poches sans que tu ne protestes, l'autre reste derrière toi appuyant un peu plus encore. « P'tit con, t'as voulu nous rouler hein ? » « N-non, non. » « Mais si, bien sûr que si. » Tu n'oses pas secouer la tête. Ce serait trop douloureux. « J'recommencerai pas, j'vous l'jure. » Tu ne peux pas le voir, mais tu devines ce sourire carnassier qui flotte sur ses lèvres. « J'en suis sûr, qu'tu vas pas recommencer ! » Ils s'esclaffent, tous les trois, et rapide, tu sens la lame trancher ta gorge. Damn.

Alors que ces hommes ont pris la fuite depuis quelques longues secondes, tu restes là à terre, dans la poussière, à appuyer sur ta gorge de tes deux mains pour empêcher le sang de s'échapper trop vite. Mais en toi, tu le sens, que c'est là fin. Tu comprends que tu as mal joué, que tu n'aurais jamais dû tricher. Et tu le comprends bien trop tard malheureusement. Tu divagues lentement au fil de tes pensées, tu es ici, mais ailleurs en même temps. Tu es un peu perdu, pour ne pas dire totalement en fait. Ta conscience t'échappe puis un battement de cils te ramène à la réalité. Amère réalité. Au bout d'un moment, tu l'abandonnes d'ailleurs, préférant te réfugier dans des songes plus agréables. C'est certainement pour cela que tu ne la vois pas arriver sur l'instant, elle. Que tu n'entends pas ses pas rapides, que tu ne la vois pas s'accroupir doucement à tes côtés. Tu ne peux pas t'imaginer quelles sont ses intentions. Cruelles intentions.


1930 - Chicago.
Elle a fait de toi sa chose. Son fils, son amant. Et plus récemment encore, son époux. Maggie Lincoln. C'est aussi la femme qui t'a sauvé ce soir-là, quand tu agonisais dans ton propre sang. Et à quel prix... Celui de ta vie, puisque aujourd'hui, tu es mort. Elle a fait de toi un vampire, et si au début, tu as refusé de le croire, bien des choses te l'ont prouvé... Comme cette soif incontrôlable pour le sang humain, ces sens sur-développés, ou encore ces capacités inhumaines. Si cela t'a plu ? Bien entendu ! Tu t'en amuses encore. Soixante ans déjà que tu es à ses côtés, la remerciant chaque jour un peu plus de cette nouvelle existence qu'elle t'a offerte. Et pourquoi d'ailleurs ? C'est une question que tu t'es aventuré à lui poser, une fois. Elle t'a répondu qu'elle t'avait repéré depuis plusieurs jours déjà, qu'elle avait vite compris ton manège, que tu lui avais plu... Toutes ces choses auxquelles tu n'aurais jamais songé. Et voilà qu'à ce jour, tu partages ton lit avec une des créatures les plus sublimes que la Terre puisse porter. Que demander de plus, hein ? Visiblement, la seule chose que tu n'as pas le droit d'avoir.


Maggie est de sortie ce soir, pour affaire personnelle, comme elle aime le dire. Tu n'as aucune idée de ce qui va occuper sa soirée, mais tu n'en as rien à faire, en réalité. Minuit vient de sonner, lorsque tu sors du bureau pour te rendre jusqu'à l'autre bout de l'immense villa. Tu as des papiers à récupérer. Et pourtant, tu t'arrêtes en route, te figeant sur place lorsque tu l'aperçois, elle. L'esclave. Elle t'imite, et te fixe de ses grands yeux bruns. « Woody, il faut que... » « Pas ce soir Daisy. J'ai des choses à faire... » D'ailleurs, tu ne veux pas t'attarder, alors tu avances, avant de lui passer à côté. Elle te retient par le bras de sa maigre poigne, et tu t'arrêtes un instant, la regardant. « Arrête un peu de prendre la fuite Woody... Il faut que je te dise que... » Tu serres les dents, la fixant toujours. Elle n'a pas tort ; tu l'évites depuis quelques jours. Peut-être parce que le fait de mentir à Maggie te fait péter un câble, parce que jouer double n'est pas une si bonne idée. Peut-être car tu as peur de ce qui va se passer, si ta femme découvre que tu couches avec son esclave depuis un an déjà. Elle lâche ton bras, et tu te tournes totalement vers elle pour détailler ses traits. « C'est pas si facile en ce moment Daisy. Maggie n'est pas complètement stupide, ni naïve. Tu la connais, le moindre faux pas, et on est morts. Définitivement. » Elle retient un soupir las, préférant un lourd silence. « Elle t'aime trop pour t'en vouloir au point de te tuer Woody. Puis, tu dois lui dire... » Tu secoues la tête désespérément. Non, mille fois non ! Ton regard brille, reflétant une certaine inquiétude mêlée à un peu d'hystérie. Ce serait de la folie. « Non. Ça fait un an, elle n'est pas au courant. Elle ne le sera jamais, d'accord ? » Tu glisses tes doigts sur ses joues, prenant doucement son visage au creux de tes mains. Elle plisse les yeux, déçue de ta réponse. Tu te contentes de l'embrasser sur le front avant de la serrer dans tes bras. Qu'est-ce que tu as fait encore hein ? N'importe quoi, comme d'habitude. « Je suis tellement désolé. » Au point de prendre la fuite encore une fois. Car c'est ce que tu fais, en te soustrayant à cette étreinte pour reprendre ta route. Elle reste là sans bouger, à te regarder t'échapper à nouveau. Tu sens son regard pesant sur toi, et tu culpabilises de tout le mal que tu peux lui faire, leur faire, en agissant ainsi. « Woody. » Tu t'arrêtes un bref instant, te retournant une dernière fois vers elle, à quelques mètres. Quelques larmes solitaires dévalent ses joues pour tomber au fond de ton coeur, te faisant un peu plus mal encore. Ses sourcils un peu relevés, et ce doux sourire déformé par la douleur. « Je suis enceinte, Woody. »


Un mois plus tard. « Face contre terre j'ai dit ! » Tu restes écrasé sur le sol, essayant à peine de te débattre. Tes yeux grands ouverts parcourent doucement son corps étendu un peu plus loin. Son regard vide de toute vie, sa peau trop pâle, ses cheveux bruns, collés en mèches par son sang. Ça n'aurait jamais dû arriver. Les larmes glissent sur tes joues, le flic qui te maintient encore à terre récupère tes deux poignets pour les lier avec les menottes. C'est fini. Tout est fini par votre faute. Il n'y a plus de Maggie. Plus de Daisy. Plus d'enfant. Rien, à part toi et ce cadavre qui continue encore à déverser le peu de sang qui lui reste. Tes sanglots se font sourds, alors que la rage et la culpabilité te dévorent de l'intérieur. Daisy n'aurait jamais dû dire à sa maîtresse qu'elle portait un enfant. Encore moins qui était le père. Voilà où vous en êtes aujourd'hui. Où tu en es aujourd'hui. Arrêté pour meurtre, accusé à tort pour quatorze coups de couteau que tu n'as même pas portés sur la jeune esclave. L'arme du crime dit pourtant le contraire, mais non, c'est totalement faux. C'est l'autre qui l'a tuée. C'est ta femme qui l'a tuée. On t'oblige à te relever, et tu t'exécutes, sans pour autant lâcher des yeux ce corps qui gît toujours sur le sol. Tu te sens affreusement coupable, car c'est de ta faute, si tout cela est arrivé. C'était à toi de tout expliquer à Magg. À toi de prendre les initiatives. Et c'est elle qui a payé ton erreur, aujourd'hui. Deux hommes t'embarquent, on te fait évacuer de la grande demeure. La nuit est tombée depuis quelques heures déjà, mais ce soir, les étoiles ne brillent pas, et tu le sais ; elles ne brilleront plus jamais.

2013 - Heartkiller.
Tu n'as strictement aucune idée de comment s'est terminée la soirée. Extrêmement tôt le matin, c'est tout ce dont tu te souviens, puisque tu as dormi toute la journée. La nuit tombe déjà dans le ciel, dévorant une nouvelle journée. Et en parlant de dévorer, tu commences sérieusement à avoir faim ! Mais d'un côté, tu es tellement bien dans la baignoire, accompagné de ce qui semble être... Un coyote. Qu'est-ce qu'il fout là lui, hein ? Aucune idée, encore une fois. Ce sont des choses fréquentes pour toi, les lendemains de fiesta. Te relevant douloureusement, tu sors de la salle de bain, t'étirant au passage. Les lunettes de soleil te retombent sur le nez - notons tout de même l'utilité de ces lunettes pour un vampire - et c'est déambulant dans une chemise hawaïenne qui n'est visiblement pas la tienne, et en caleçon que tu rejoins le grand salon. Les dégâts sont moindres que la dernière fois, c'est un bon point, non ? Aucune idée. Tu n'as pas tellement la tête à penser à tout ça non... Tu as faim. Et en attendant que l'autre mollusque qui te sert d'esclave ne daigne arriver, tu balayes la pièce des yeux.

C'est toujours comme ça, quand tu organises de grandes fêtes chez toi. Le bazar le plus total. M'enfin, qu'est-ce que tu as de mieux à faire franchement ? Au moins, les gens s'amusent, boivent, et repartent heureux. La joie. C'est ce que tu recherches toi aussi, dans chaque verre, chaque partie de jambes en l'air. C'est ce que tu veux plus que tout, et pourtant, c'est bien difficile à trouver comme substance. Et jusqu'à preuve du contraire, ce n'est pas encore sur le marché public ou privé. Dommage. Ces soirées te rappellent un peu les années vingt, la prohibition, l'alcool qui coulait pourtant à flots, cette vie plus que parfaite que tu avais. Douce période qui a précédé ce drame qui t'a poussé à fuir les États-Unis pour éviter une pseudo-peine capitale. Ici sur Heartkiller, tu as réussi à la recréer cette vie. Toujours plein aux as, toujours à tricher, à imiter, à faire semblant, à passer pour ce que tu n'es pas. Au final, qui sait réellement qui se cache sous l'identité de Woody Monroe ? Personne. Certains ne sont même pas sûrs qu'il existe. On dit juste qu'il a beaucoup d'argent, que ce serait quelqu'un de très bizarre mais avant tout, un des plus grands fêtards de l'île. Qu'en est-il réellement ? Toi même, tu ne le sais plus.