« Jack ! Il faut que tu descendes de là, tu vas finir par te faire mal ! » Le petit garçon était en équilibre sur un fil tendu en train de jongler avec des mandarines qu’il avait piqué dans la cuisine de la maison. Il s’amusait à les faire sauter en l’air tout en avançant de manière peu assurée. « Mais regardez, mère ! Ce n'est pas merveilleux ? » Non ça n'était pas merveilleux. C'était inquiétant. Si jamais il tombait et se blessait, elle n'allait pas s'en remettre. Son tout petit déjà si intrépide et amoureux du risque. Elle aurait voulu le garder encore un peu au chaud dans ses bras, dans cette maison très modeste. Elle voulait le dorloter encore un peu avant qu'il ne se mette à rêver de voyage et d'aventure. Le cœur battant, elle franchit les quelques mètres qui la séparaient de lui et attrapa son bras. « C'est fini ! Va te laver les mains et va faire tes corvées, Jack ! » Légèrement perdu, le petit garçon descendit de son fil et récupéra les mandarines qui étaient tombées quelques secondes auparavant. Il n'avait jamais vu sa mère aussi bouleversée. Il se mordit l'intérieur de la joue et fila dans la maison. Jack avait toujours aimé se donner en spectacle et il devait ça à un cirque. Oui, un cirque. C'était il y a presque un an de ça, son père lui avait fait découvrir cet univers enchanteur. Le petit garçon avait eu des étoiles dans les yeux pendant tout le spectacle avec en tête une seule pensée : Un jour, moi aussi je travaillerai dans un cirque. Depuis, il n'avait pas cessé de s'entraîner. Il jonglait avec tout ce qu'il pouvait trouver, il avait voulu s'essayer aux acrobaties, mais il avait vite abandonné le jour où il s'était cassé le nez après avoir tenté un saut en arrière. Et puis il finit par découvrir la magie. Ça n’avait rien avoir avec le reste et quand il était allé au cirque avec son père, il avait beau avoir admiré les acrobates, c’était le magicien qui avait réussi à conquérir son cœur de petit garçon. Lui aussi voulait étonner les gens, manipuler leurs esprits et les faire rêver. Ça lui plaisait.

Jack grimpa les escaliers de leur maison et passa rapidement dans la salle de bain. Il se lava les mains tout en regardant son reflet dans le miroir. Tiens, ça donnerait quoi s’il se maquillait le visage ? Il avait envie de se dessiner une moustache juste au-dessus de ses lèvres. Il voulait savoir ce que ça pouvait donner sur lui. Tous les gentlemen en avaient une, lui, il voulait devenir un gentleman magicien plus tard alors la moustache était obligatoire. Il farfouilla dans les placards avant de tomber sur un morceau de charbon que sa mère conservait dans une vieille boîte en fer. Il se replaça devant le miroir et traça deux traits de chaque côté puis il fronça les sourcils. Il avait une drôle de tête. Peut-être qu’en mettant un chapeau ça irait mieux. Le magicien avait un chapeau. Jack sortit de la salle de bain puis poussa la porte qui donnait dans la chambre de ses parents. Tout en ouvrant le placard, le petit garçon guettait des bruits de pas dans les escaliers, il sortit le chapeau melon de son papa et le posa tranquillement sur sa tête. Il regagna la salle de bain et se contempla. « Je suis Jack, le Magnifique… non… appelez-moi le magicien ! » Il faisait des petites courbettes. Jack grimaça. Le Magnifique, le magicien, c’était trop commun, trop banal. Il voulait être original, il voulait qu’on se souvienne de lui plus tard…


L’illusionniste. Il avait dix-sept ans. C’était un redoutable séducteur qui avait brisé plus d’un cœur et un p’tit gars doué dans ce qu’il faisait. Jack Redbreast. Le jeune homme était allongé dans sa tente songeant à la période de sa vie où tout avait changé pour lui. Sa mère le grondant parce qu’il jouait encore avec le feu, le passage dans la salle de bain, le chapeau et le morceau de charbon. Il sourit. Il fut tiré de ses pensées par une petite fille plantée juste devant son lit de camp. Jack souleva un sourcil, étonné. « Macha, tu t’es perdue ? » Elle hocha la tête. Macha était une petite indienne que le dresseur de tigres avait adoptée. Elle était muette et semblait éprouver un fort attachement pour Jack. Le jeune homme se redressa et s’étira avant de passer une main derrière l’oreille de Macha. « Tu la caches encore ici ! » Il lui tendit une pièce en or. La petite fille sourit, il lui ébouriffa les cheveux puis se leva. « Dis à ton père que j’arrive. » Elle disparut le laissant de nouveau seul. Jack se passa une main sur le visage, bientôt viendrait le jour où il devra aller dire au revoir à sa mère. Il avait décidé qu’il était temps pour lui de quitter le cirque de son oncle. Cet homme. Le frère de sa chère mère. Là où elle avait vu du danger, lui, il avait vu du talent. Il avait proposé à ses parents de le prendre avec lui dans son petit cirque en tant que jongleur. Les premiers jours avaient été difficiles pour le petit garçon et il trouvait souvent du réconfort auprès du magicien qui travaillait pour son oncle. Il lui avait appris quelques tours et Jack avait déclaré qu’un jour il ferait comme lui.

Les années passèrent et le petit garçon devint adolescent. Il commença à s’intéresser aux filles et être jongleur ne lui convenait plus. Il chercha pendant longtemps à quoi il pouvait bien servir puis il avait repensé à ce bout de charbon et au chapeau de son père. Son oncle n’avait-il pas dit qu’il lui manquait un mime ? Jack se proposa, il le prit à l’essai. En parallèle, il continuait toujours d’apprendre auprès du magicien. Le jeune garçon s’enivra de toutes ces nouvelles connaissances et des nouvelles sensations que lui procurait son nouveau travail. Il adorait voir le visage des femmes se détendre à la vue de son costume bariolé ou de ses longues moustaches qu’il prenait un malin plaisir à dessiner avant de monter sur scène. Il leur offrait des fleurs ou leur donnait un baisemain, elles rougissaient et il s’inclinait tout en poursuivant son numéro.

« Jack, mon vieux ! Il est temps je crois. » Le jeune homme serra dans sa main la veste qu’il allait porter. Encore une fois, il s’était laissé transporter par ses souvenirs. Ça lui faisait chaud au cœur de repenser à tous les bons moments qu’il avait passé en leur compagnie. Mais il était temps pour lui de parcourir le monde. Il savait déjà où il allait s’arrêter : Paris. Là-bas, les mimes avaient un sacré succès et peut-être qu’il pourrait lancer un nouveau genre : le mime-magicien. Qui c’est ? Si ça marchait en Angleterre, pourquoi pas ailleurs ? Jack soupira et sortit de sa tente. Dernière soirée avec eux, demain il irait dire au revoir à sa mère et il partirait sur un navire marchand, direction la France.


« … sieur m’a appelé ? Monsieur ? » Il secoua la tête. Qu’est-ce qu’il lui prenait de repenser à tout ça ? Jack reporta son attention sur la nouvelle arrivante. La peau couleur caramel, un visage de poupée, la nouvelle esclave qu’il avait trouvé était tout simplement magnifique et forte appétissante. « Oui, excuse-moi. J’étais… ailleurs. » Il sourit, enjôleur. Oui, ailleurs, c’était le cas de le dire. Il repensait à l’époque où il avait été humain avant qu’il ne débarque un peu malgré lui sur Heartkiller, avant qu’il ne devienne esclave d’un grand malade et avant qu’il ne devienne une créature immortelle. Ça faisait un petit moment qu’il n’avait plus repensé à sa mère, à son oncle et à Macha. Ils étaient tous morts à présent. Morts en pensant que lui aussi. Après son séjour à Paris, Jack avait commencé à faire le tour du monde devenant un magicien reconnu, son surnom avait traversé les continents. L’Illusionniste. Son périple dura moins d’un an. Le navire sur lequel il se trouvait s’échoua sur une île mystérieuse et bientôt l’enfer commença. Se souvenir de ce qu’il s’était passé lors du naufrage c’était impossible pour Jack. Tout était flou. Par contre, le réveil, lui, il s’en souviendrait pendant longtemps. Lorsqu’il avait ouvert les yeux, il avait d’abord cru à un rêve. L’endroit où il se trouvait était étrange, l’atmosphère qu’il y régnait lui serrait la gorge. Il voulut bouger, mais une main l’en empêcha. Lorsqu’il tourna la tête, il distingua un visage dans la pénombre. Il ouvrit péniblement la bouche et murmura des mots qui n’avaient aucun sens. Il vit la personne se pencher sur lui et il découvrit avec stupeur deux canines blanches qui allèrent se planter directement dans son cou. Sans le savoir, il avait mis les pieds en enfer. Il passa des mois ou des années - il ne savait plus - comme jouet officiel d’un vampire. Le nom de cette chose ? Il ne s’en souvenait plus. Il avait oublié cette partie de sa vie. Jack avait souffert, il était mal nourri, abusé, vidé, il avait plus l’impression d’être un animal entre les mains d’un enfant irresponsable.

« Monsieur tremble encore. » Jack soupira. La prochaine qu’il prendrait serait muette. Il lui sourit de nouveau. « Viens là au lieu de parler. » Elle se plaça devant lui. Jack dégagea les cheveux, libérant la peau caramel ainsi qu’une veine palpitante. Délicatement, il vint la mordre et la saveur de son sang le ramena des années en arrière.

À la suite de cette mauvaise rencontre, il fit la connaissance d’Echo-Alice. Une petite boule d’énergie qu’il captiva avec ses talents de mime et de magicien. Elle l’arracha à son tortionnaire et lui apprit à faire confiance de nouveau. Les années qui suivirent furent les plus belles pour le jeune homme. Il aimait Echo-Alice et s’était juré qu’il la protègerait coûte que coûte. Elle était tout pour lui. Longtemps il songea au moment où il vieillirait et où il ne serait plus d’aucune utilité pour son vampire. Il avait longuement réfléchi, s’il devait la protéger, ce n’était pas en restant humain qu’il le pourrait. Il était faible et vulnérable. Un jour, il lui demanderait de le transformer et alors, il pourrait rester avec elle pour l’éternité. Jack attendit. Et Jack eut enfin ce qu’il voulait quelques jours après son trente-huitième anniversaire.

L’incube retira ses dents du cou de la jolie esclave et s’essuya délicatement la bouche. Il attrapa le menton de la jeune femme et la regarda dans les yeux. « File voir Echo, tu lui dis que tu viens de ma part et tu lui montres ton talent, merveilleuse petite poupée. » Elle hocha la tête et partit, laissant Jack seul. Voilà ce qu’il était à présent. Un incube au service de son vampire. Il n’avait pas pu se résoudre à partir définitivement, il tenait beaucoup trop à sa sauveuse. Il avait pour mission de ramener des humains dotés d’un certain talent (en plus d’être l’homme à tout faire de son vampire).