En un mouvement réflexe, la main de Perséphone repoussa durement, sans la moindre douceur, compassion ou encore once de regrets, celle délicate de l'apparente jeune femme aux cheveux couleur de lune qui avait essayé de la toucher. Peu amène et caractérielle, Perséphone lui tordit brièvement les doigts. « Arrête ça. » feula-t-elle, dans un grondement de gorge, à la manière des chats. Perséphone n'était pas tactile. Si elle l'avait été ? Impossible pour elle de s'en souvenir, tant c'était il y a longtemps. Dans son enfance peut-être avait-elle pleuré pour un peu d'affection, de tendresse ? Elle ne se rappelait pas. A présent adolescente, elle était aussi revêche qu'un épi impossible, rebelle que peut l'être et débordant de l'assurance mal placée que possèdent les jeunes, persuadés de pouvoir changer le monde. Et elle ne supportait pas qu'on la touche, encore moins quand on la regardait avec de grands yeux tristes, comme s'entêtait à la dévisager la figure féminine qu'elle connaissait le mieux. Elle ne répondit pas, avant plusieurs minutes, pendant lesquelles Perséphone mit un soin tout particulier à ne pas la regarder, espérant qu'elle lâche l'affaire, émiettant des brindilles qui traînaient ça et là. « C'est une catastrophe ce que tu as fait... Tes cheveux étaient si beaux. » Extérieurement, l'adolescente ne manifestait rien de plus qu'un calme étonnant après la dureté dont elle avait fait preuve quelques minutes plus tôt. Intérieurement, elle aurait volontiers laissée son interlocutrice sur la place au zénith de l'astre diurne. Acerbe, elle l'envoya sur les roses. « Si tu les aimais tellement, t'avais qu'à les ramasser et t'en faire une perruque. » Trop, c'était trop. Après des heures, des semaines, des années à se faire acculer de la sorte par une gamine dont elle ne voulait que le bien, et qui s'obstinait à la mordre dès qu'elle le pouvait, Esfir perdit une seconde, une infime seconde, sa patience devenue légendaire et asséna une violente claque à Perséphone. Celle-ci, qui ne s'y attendait absolument pas, Esfir ayant toujours été docile et soumise malgré son âge supérieur au sien, encaissa, se figea. Doucement, ses pupilles mordorées se levèrent sur l'avant-dernière Bridgestone, qui voyait ses traits se déformer par les regrets. Sans mot dire, Perséphone l'observa, longuement, elle qui lui avait appris la grâce féminine, qui avait contribué, dans un sens qu'elle n'aurait peut-être jamais soupçonné, à en faire une machine à tuer, redoutable, féline, à user de l'agilité de son corps de femme en devenir et qui commençait, son âge s'y prêtant, à l'éveiller à ses possibilités d'utilisation dans la chasse... La fierté de l'adolescente l'empêchait de le voir, mais à sa manière, Esfir avait été aussi déterminante dans son apprentissage des arts rigoureux et subtils du combat que toutes les leçons de son père. Perséphone lui devait énormément, bien qu'à ses yeux, seuls les « Pourquoi ne laisses-tu pas tes cheveux pousser ? Ne mange pas si salement ! Voyons Perséphone, on ne joue pas avec la nourriture ! » résonnaient à ses oreilles. Et maintenant, maintenant c'était pire, car l'apparente jeune femme aux cheveux couleur de lune l'avait giflée. Avec la même promptitude que celle dont Esfir avait fait preuve, Perséphone lui rendit sa gifle. Elle n'avait pas eu mal, dans le sens littéral du terme, mais l'humiliation brûlait chaque centimètre carré de sa peau comme si elle avait été battue toute entière. Féline, elle délira rapidement ses jambes et toisa Esfir, toujours assise dans l'herbe. « Je ne veux plus jamais te revoir... » Perséphone gronda, blessée dans sa dignité, dans son orgueil. Même Dereck n'avait jamais osé la gifler, et pourtant elle l'avait souvent mérité ! Sans un mot supplémentaire, l'adolescente prit la fuite. Forte des leçons de ses professeurs, elle n'eut aucun mal à distancer Esfir, capable de camoufler ses traces. Perséphone apprenait vite, c'était une question de survie. Mais avec les années, son caractère devenait de plus en plus dur, de plus en plus acéré. Certains, les plus clairvoyants, étaient suffisamment intelligents pour la plaindre, car ils savaient que l'intransigeance qu'elle réclamait chez les autres, elle en réclamait le triple pour sa personne. D'autres ne préféraient la voir que comme la jeune femme lunatique qu'elle était, autant capable d'amuser la galerie par des mots d'esprits recherchés et subtils, que de partir au quart de tour pour une plaisanterie mal dosée d'un tiers. Les épaules d'Esfir s'affaissèrent légèrement. Elle savait que Perséphone n'était pas sérieuse. Plusieurs fois, elle l'avait entendue la chasser de son territoire, mais chaque fois qu'elle s'était représentée à elle, elle avait mis un point d'honneur à faire comme si elles n'avaient jamais eu de différent. Cependant, c'était la première fois qu'elle la giflait... Elle espérait qu'il en irait de même d'ici quelques temps malgré cet écueil...

« Alooors fainéante, tu vas rester allongée toute la nuit ou tu vas enfin te décider à bouger ton cul de faible sous-engeance vampirique ? » L'air narquois, Lorcan Bridgestone la toisait. Perséphone n'aurait su dire s'il était sérieux ou s'il plaisantait. Elle n'avait jamais su le cerner, et cette incapacité à lire dans les desseins du Prince des Ténèbres l'avait toujours mise hors d'elle. Malgré le souffle qui lui manquait et la lancinante douleur qui lui barrait la poitrine, elle se releva et se remit en position. « Pas de garde. » Elle s'exécuta, relâchant son attention un centième de seconde, que Lorcan mit à profit pour violemment la frapper à nouveau, lui faisant traverser la salle d'entraînement du Cursed Lair, le mur du fond stoppant durement la course de son corps chétif. Elle tomba à genoux, alors que Lorcan aurait pu danser la lambada. Elle enrageait, elle était certaine qu'il le savait, et qu'il se mit à rire pour la narguer d'avantage encore. « Ma douce petite niaise de Perséphone, incapable petite sotte, aussi redoutable qu'une poupée de porcelaine... » La poupée tenta de se relever, en vain. Entendre le bruit des pas du vampire s'approcher d'elle lui donna un regain d'adrénaline, mais qui ne servit à rien. Elle pouvait à peine bouger. Insensible à la détresse de son élève épisodique, Lorcan s'accroupit et attrapa une pleine poignée des cheveux que la jeune femme avait négligé de couper, récemment. Il tira dessus sans aménité pour amener le visage poupin de Perséphone à hauteur du sien. « Tu es morte ma chère... Enfin je veux dire, tu le serais vraiment si mon but était de te tuer pour de bon ! Tu as de la chance que tel ne soit pas encore mon objectif, que j'aie besoin de toi... » Sans douceur, il relâcha sa douloureuse emprise et la tête de Perséphone s'effondra. La menace s'étant dissipée, son corps exténué sombra dans une demi-conscience. Entre ses paupières entr'ouvertes, elle vit le Prince des Cauchemars prendre la direction de la sortie. Son esprit aurait tué pour se jeter à sa poursuite et lui faire payer la multitude de dommages qu'il venait d'infliger à son corps, mais aucun de ses muscles n'accepta de suivre son ordre muet. Battu lui aussi, il fit sombrer la jeune femme dans l'inconscience.

Quand elle s'éveilla, son père pansait ses plaies, l'air fermé. Elle était dans sa chambre, allongée sur son lit. Elle songea à se redresser, mais la main de son paternel fut plus rapide. Elle se pressa contre son épaule, délicatement, avant même qu'elle n'ait entamé le geste de se lever. « Non Perséphone. Ça suffit pour cette semaine. » Le visage de l'adolescente se défigura brièvement d'indignation, avant de se renfrogner avec humeur. « Comme tu voudras Dereck. » Il ne releva pas, mais Perséphone vit parfaitement le carré de sa mâchoire se contracter. Il détestait qu'elle l'appelle Dereck, elle le faisait donc toujours lorsqu'il la contrariait, pour le faire culpabiliser. Qu'elle l'appelle par son prénom valait tous les reproches du monde. « Il ne t'a pas loupée... » La langue de la jeune femme claqua contre son palais. « Bien sûr que non, il ne m'a pas loupée ! Si tu as d'autres commentaires aussi constructifs à faire, je t'en prie, parce que vraiment, en me mangeant ses coups les uns après les autres je n'ai pas pu le voir, qu'il ne me loupait p... Arg... » Elle grimaça. Tempêter ainsi l'avait poussée à se redresser, heurtant dans le mouvement des côtes brisées qui n'avaient pas encore eut le temps de se ressouder. Indifférent, Dereck observa sa fille se recoucher, et poursuivit son œuvre. « Il faut te laisser un peu de temps Perséphone... Avec le temps... » « Conneries... A mon âge, tu étais déjà accompli, toi... » Prenant sur lui pour mobiliser le peu de patience qu'il lui restait, Dereck se pinça l'arrête du nez. « Non. Et tu oublies qu'à ton âge, je n'avais pas du tout les mêmes références. Humain à humain, c'est facile. Selon le gabarit de ton adversaire tu sais déjà quelle tactique sera la plus adéquate pour le vaincre. Les vampires sont plus sournois, plus forts, leurs coups sont plus meurtriers. Il m'a fallu du temps, plusieurs années pour maîtriser ce que tu t'es mis en tête d'assimiler en quelques mois ! » Tentative de self control échouée, Dereck balança le bol dont il se servait pour nettoyer les plaies infectées de Perséphone au sol. Il lui tourna le dos, mains sur les hanches, rassemblant un peu de son calme, avant de se tourner vers sa fille et de la pointer d'un index accusateur. « Tu vas me faire le plaisir de te ménager un peu, parce qu'il est hors de question que je t'enterre toi aussi... J'ai déjà perdu ta mère dans ma lutte contre Cesar Bridgestone, je ne perdrai pas ma fille dans mon désir de revanche. Nous la vengerons, je te le promets, nous lui ferons payer ce qu'il nous a fait, mais ça sera sans ton sacrifice. Tu es consignée à ta chambre et à l'auberge pour la semaine. Interdiction de sortir, interdiction de descendre à la salle. Et ça ne sert à rien d'essayer de duper Nikho, il est parfaitement au courant que tu resteras là. Les conneries, ça va bien cinq minutes ! » Et il sortit, le pas rageur, en claquant la porte.

Du coin de l'oeil, Perséphone les observait, tous les deux. Concentrée sur leur conversation, elle avait à peine remarqué que ça faisait déjà vingt minutes qu'elle astiquait la même table. Nikho, l'ayant remarqué, lui, vit sa bouche se fendre d'un sourire. L'air de rien, il s'approcha de la serveuse et lui tourna discrètement autour. Au bout d'un certain temps, il finit par comprendre où allait l'attention de la fille du patron. Eleazar Bridgestone, sans doute avait-il un piège d'amour, lui. L'envie d'éclater de rire était omniprésente, mais, par miracle, il se retint. Grand bien lui fit, car il avait dérangé Perséphone dans sa contemplation, et elle le regardait à présent de travers. Deux chats qui se jaugent, prêts à jouer, n'auraient pas eu l'air plus différent que ces deux là. « Je crois deviner ce que tu as... » Les hostilités étaient lancées. Perséphone n'y prêta pas la moindre attention, elle poursuivit son travail. « Je ne te ferai pas le plaisir de te demander quel délire a encore germé dans ta cervelle gangrenée. » Dribble du gauche, proche du panier, mais manqué. Nikho était trop habitué aux remarques cyniques de sa comparse, et lui n'avait pas encore lancé la sienne. Provoquant, il alla s'asseoir sur le bar, désert pour l'heure, pendant que Perséphone ramenait les verres laissés là par les clients de la nuit précédente. « Je sais ce que tu as Perséphone... Ne t'en fais pas, on finit par en guérir... » Coup dans l'eau du jeune homme, la bouche de la vampire se fendit d'un sourire. « Je ne suis pas malade. Je ne peux pas tomber malade. » Un bruit assez imposant se fit entendre quand, ne tenant pas en place, le simili de saltimbanque sauta à bas du bar et prit la jeune femme par les épaules. « Mais si bien sûr ! Tu coures la maladie d'amouuuuuur ! Mais tu m'offenses, j'aurai cru que ça serait de moi que tu serais tombée amoureuse, ne pouvant résister à mon charme italien, amore mio !» Plus il partait dans son délire, plus le sourcil de la vampire s'était haussé haut, jusqu'à disparaître carrément sous une espèce de mèche/frange bizarre qui lui barrait le haut du visage alors que Nikho se jetait sur elle pour lui faire danser, gauchement, la valse, en chantant à tue-tête Toi, Tu d'Umberto Tozzi. « A choisir entre toi et un babouin, je crois que je choisis de me faire épouiller ! » scanda Perséphone à son tour, balançant son torchon à la figure de Nikholas et s'échappant de ses bras filles-ophages. Appuyée contre le bar, elle le regarda danser tout seul pendant un instant, ne pouvant réprimer un éclat de rire, qui mourut cependant au moment où le regard d'Eleazar, probablement dérangé dans sa conversation avec son père par le numéro du barman, se posa sur elle. Si le sérieux avait rapidement remplacé l'hilarité dans l'espoir de plaire à l'ami de son père, elle ne se laissa pas pour autant intimider et soutint le regard du second né Bridgestone. Lui faire une bonne impression était sa priorité, parce que c'était le premier jalon à poser pour tout chemin à emprunter vers la vengeance, mais la suite de déconvenues qu'elle avait subies récemment, et son exclusion de toutes les missions importantes commençaient à sérieusement la décourager de jamais parvenir un jour à atteindre son objectif. Comme il en revenait à son père, Perséphone put elle aussi reprendre ses activités, en espérant qu'il n'ait pas entendu le ridicule monologue de Nikholas. La seule perspective qu'Eleazar la croit assez niaise pour le regarder amoureusement la mettait hors d'elle. Elle n'était plus une enfant, avait-elle jamais eu de temps pour l'être ?, et tuerait pour qu'on commence à la prendre au sérieux...

« Va te préparer, je vais terminer. » Au grand dam de sa fille, Dereck s'empara du chiffon qu'elle tenait fermement, et la remplaça à la corvée de l'essuyage des verres. Ces soirées la rendaient malade, lui collaient la nausée. Muette, elle ne protesta pourtant pas comme elle avait eu coutume de le faire, ayant compris quelques temps plus tôt que tous ses beaux discours n'y changeraient rien, et monta, résignée, jusqu'à sa chambre. Le pas lent, elle prit son téléphone, fit défiler les noms de ses contacts jusqu'à atteindre celui qu'elle cherchait. Après quelques hésitations dans le couloir, elle appuya sur la touche « appeler ». Ça sonna trois fois avant qu'une voix douce qu'elle reconnaîtrait entre mille ne décroche. « C'est moi... Tu... Tu peux venir, s'il te plaît ? ». Esfir. Qui d'autre ? « J'arrive... ». Et elle était venue. Quand elle était arrivée, se faufilant par la fenêtre de la chambre de son amie, cette dernière était dans son bain. Ça n'était pas dans l'habitude de Perséphone d'appeler à l'aide, surtout pas elle. L'apparente jeune femme était donc on ne peut plus curieuse. En la voyant entrer, Perséphone se tassa contre la paroi de son bain. « Il faut que tu m'aides. Il faut que je ressemble à une fille... »

Mission impossible n'est pas Bridgstone. Quelques dix minutes avant l'arrivée des premiers invités, Esfir, à force de patience et d'un savoir-faire sans commune mesure, avait réussi l'impensable. Ce soir là, les habitués des soirées de dépravés qu'avaient l'habitude d'organiser Lorcan et Satyne eurent le plaisir de découvrir, à la place de la sempiternelle serveuse à l'air séduisant du lutin mais à la brutalité de l'ours, un nouveau genre de fée. Dereck s'en était massé la nuque, se demandant où était passée sa fille. Qu'on ne s'y trompe pas. Perséphone n'était pas dans une optique de séduction, loin de là, non. Si elle avait pris le temps de se manucurer les ongles, de coiffer ses cheveux à la coupe inégale et d'en faire quelque chose de correct, de maquiller son visage et de revêtir une corset et une jupe de tulle, ça n'était que pour l'impressionner Elle, et s'en sentir un peu plus proche. Après des mois à l'observer, Perséphone s'était sentie prête à expérimenter. Elle ne désirait pas devenir elle, elle désirait acquérir ses capacités de séduction, la faculté qu'elle lui avait discernée de fasciner le monde, de lui inspirer à la fois crainte et respect. C'était ce qu'elle voulait. Copier Satyne Bridgestone, et peut-être devenir un jour un genre de femme semblable au sien, aussi à l'aise qu'un poisson dans l'eau dans n'importe quel milieu. Hélas, pour sa toute première apparition en tant que serveuse digne de ce nom pour ce genre de soirée, les habitués avaient pensé qu'elle offrait ainsi ds ouvertures, et là où ils ne se seraient pas aventurés en temps normal, certains n’hésitèrent pas à lui mettre la main aux fesses. Le premier, elle le repoussa sans aménité et le menaça d'incruster son visage dans le bois de la table pour qu'ils ne fassent plus qu'un. Le second, elle lui avait cassé trois doigts. Le troisième, elle lui avait démis l'épaule. S'il y avait eu un quatrième, elle lui aurait tordu le cou. Il n'y a pas eu de troisième. En revanche, quand Satyne joua de son quart d'heure de gloire et monta sur une table pour danser, Perséphone s'attendait à tout sauf à ce qu'elle l'invite à la rejoindre... Au final, la serveuse avait été un faire-valoir pour le charme de la sœur aînée Bridgestone, mais ça lui était égal. En dansant avec Satyne, Perséphone avait vu toutes ses inhibitions s'envoler l'espace d'un bref instant, comme si elle découvrait que son corps pouvait servir à faire autre chose que prendre ou donner des coups. L'un après l'autre, les conseils d'Esfir résonnaient dans sa tête lui permettant d'offrir à l'Impératrice une partenaire à tout le moins passable. Quand elle on l'aida à descendre de la table, elle était grisée. Elle ne pensa même pas à repousser comme il se devait celui qui s'était mis en tête d'embrasser son cou...