Nerveux, agité, j'attends le verdict. Mon pied tape la cadence sur le parquet ciré la veille. J'essaye tant bien que mal de me calmer, alors que j'écoute Mr et Mme Rogers faire mon éloge, si on peut appeler ça un éloge.
« Mahé est un garçon agité et très instable. Il .. Hier nous l'avons retrouvé, mettant le feu aux poupées de notre fille... La semaine dernière, la moto de mon mari. Les poubelles du quartier, les buissons derrière la maison. Et demain ? » Le regard de Mme Rogers se pose sur moi, mais je continue à épier mes genoux, comme un point d'ancrage, pour éviter d'éclater.
« Nous avons Mahé depuis six mois déjà, mais il ne fait aucun effort d'intégration. Il est dans son monde et ne laisse personne entrer. C'est un jeune homme (elle baisse d'un ton) spéciale, inquiétant je dirais. »« Je comprends Mme Rogers. Mais Mahé est juste un garçon un peu perturbé.. » Je suis là, présent dans la pièce, tout en étant invisible à leur yeux. Ils parlent de moi comme si j'étais ailleurs. C'est stupide et ça m'agace d'autant plus. Ils sont juste cons. Pourtant, je me tais. J'ai envie de fumer. Ou de brûler quelque chose.
« C'est là le problème. Nous ne pouvons pas le garder plus longtemps. »« Trouvé lui une autre famille d'accueil ! » Le discours est plus clair et plus direct. Mr Rogers a depuis longtemps perdu patience. Il me voit comme un chien enragé qu'une muselière ne peut pas faire taire. Qu'il faut piquer et tout de suite. C'est peut-être parce que j'ai cramé sa moto ? Je souris doucement, bêtement. Ça m'amuse ? Oui. Un peu.
« Mahé ... C'est la troisième fois cette année.. » Je hausse des épaules, en relevant les yeux vers ma tutrice légale. Je ne sais faire que ça. C'est une vieille femme qui a ma charge depuis plusieurs années déjà et c'est à chaque fois le même refrain. Elle me trouve une famille d'accueil et je reviens aussi vite, sans avoir trouvé ma place. Oui voilà, je suis un chiot esseulé qu'on renvoie à la spa parce qu'il n'est pas comme on voudrait qu'il soit. Les Rogers ne sont pas les premiers et finalement, ça m'importe peu de savoir qu'ils ne n'aiment pas. Comme toute les familles avant eux.
« Vous voyez bien qu'il a un problème ! » Ces mots résonnent comme un son de cloche. Je les ai déjà entendu, assez pour qu'ils soient gravés quelque part au fer rouge. Une marque de fabrique !
✤✤✤✤✤
Assis sur le canapé, j'écoute la télé. Mme Cawley met la table. Ma nouvelle famille d'accueil. Des gens très gentils. Un fils, une fille. Tous les deux psychiatres. Tu parles d'une veine. Je suis analysé comme une bête de foire dès que j'ouvre la bouche ou mieux que je la ferme. Une chance d'après ma tutrice légale.
« Nous ne savons pas encore ce qui a causé l'incendie. Nous privilégions néanmoins la piste criminelle. » C'est le chef des pompiers qui parle. Un homme aux cheveux grisonnant et à la barbe hirsute. Un héros pour la plupart des gens.
Les images se fixent sur la vieille bâtisse. Ou du moins sur les briques noircies par les flammes. Étrangement, je souris à cette vue et je m’installe un peu plus confortablement dans le canapé en cuir. J’aime bien le cuir. Puis la caméra revient sur le journaliste.
« Je rappelle qu’un feu s’est déclaré à la bibliothèque municipale d’Oxford, en début de soirée. Nous déplorons actuellement un mort et un blessé léger. Les flammes semblent néanmoins sous contrôle. »Un mort ? Je ne l'entends même pas. Le monde se met en pause, s'arrête. Je me perds au grès des sentiments qui m'envahissent. Indescriptible. Je suis presque fier. Finalement, c'est Mme Crowley qui me sort de ma torpeur.
« Encore un cinglé. » Souffle-t-elle, en posant un verre sur la table. Elle aurait dû faire le rapprochement, mais les problèmes avec son mari l'empêchent sûrement d'y voir clair. Je sais que Mr Cawley ne m'aime pas, c'est visible. Il m'a encore pris la tête hier. A vouloir me sortir les vers du nez. Je ne l'aime pas non plus. Non, je n'ai pas cramé sa moto comme la dernière fois, il ne conduit pas de moto. Peut-être parce que je me suis fait virer du lycée. Ou parce que je n'en ai rien à faire de leur famille.
« Mahé, tu peux venir m'aider ? » Écho lointain. Rien ne pénètre la plénitude qui m'enserre. Elle me regarde, je fixe le poste de télé.
« C'est un chef-d'oeuvre, non ? » Les mots sortent comme ils viennent. Fierté d'être une sorte d'artiste, comme le dompteur de lion, je dompte le feu. Mais je crois que ma prise de parole inquiète Mme Cawley. Elle vient à ma rencontre, doit avoir compris.
« Tu as pris tes médicaments Mahé ? » L'inquiétude se lit dans le ton de sa voix. Je relève les yeux vers elle. Oui, ils ont cru que me bourrer d'anxiolytique pour apaiser mes colères, c'est une bonne idée. Je n'en ai rien à foutre de ces médocs. Ça ne change rien de toute façon.
« Quoi ? C'est beau non ? C'est moi qui ai mis le feu.. » Et je tourne la tête, de nouveau vers la télé, pour constater et apprécier. J'entends Mme Crowley appeler son mari, décrocher le téléphone. Pacotille. C'est beau les flammes qui dansent, non ?!
✤✤✤✤✤
Quelque part au large des côtes américaines. 8ème jours de navigation.Accoudé à la rambarde du voilier, j’observe l’étendue bleutée, l’horizon noir qui s’étend à perte de vue. Pas de fin. Pas de début. Ce n’est qu’un point d’eau infini. Je me perds dans mes songes, en épiant le reflet des étoiles, cherchant réconfort dans ces petits points de la voute céleste. Il est sûrement tard, mais le sommeil n’est en rien mon allié, comme toujours. Alors, comme chaque soir depuis qu’on est parti d’Angleterre, j’écoute le bateau naviguer sur l'eau. Le monde ne tourne pas rond. Je ne tourne pas rond. Du moins, c’est ce que les gens pensent quand il me voit pour la première fois. La mer est calme. Oui, elle est calme alors que je bouillonne. Je déteste la mer autant que l’équipage. Un navigateur, un psychiatre et un autre patient. Tandis qu’un soupire s’échappe de ma bouche, je masse mon poignet. Ce putain de bracelet électronique me mord la peau. A croire que je peux m’échapper. Ici. En pleine mer. Débilité profonde. Non. Au fond, c’est juste pour me rappeler que je suis sur ce voilier pour une bonne raison. Pour un stupide programme de réinsertion des jeunes délinquants par le biais d’un voyage de deux mois en pleine mer. Pour prouver que j’ai changé, que mes pulsions, comme les appellent les psychiatres, ont disparu, inhibé par les médocs. Je souris dans le vide. Jusqu’à ce que le schizo vienne perturber mes réflexions. Sans d’autre forme, il met un terme au silence de la nuit. Je pensais qu’il dormait..
« C’est vrai que c’est toi qui a mis le feu à une bibliothèque à Oxford ? » Je hausse des épaules. Bonne prise de contact.
« Je sais que tu n’aimes pas parler … Mahé. » Je le fusille du regard. Pourquoi, il me parle alors ? J'ai envie de lui dire de la fermer, mais je me retiens. La sociabilité ne fait pas partie de mon mode de fonctionnement. Et puis quoi lui dire ? Il continuera de toute façon. Alors, je reste planté là, à regarder la mer, à l'écouter déblatérer ce qu'il sait de moi. Je suis célèbre ? C'est cool.
« Il parait qu'une personne est morte pendant l'incendie. » C'est bien, il a écouté les médias et appris sa leçon. Un instant, je repense à cette nuit. Je me souviens de chaque détail, c'est ancré dans ma mémoire comme un souvenir que je chéris en silence. Pas parce qu'une personne est morte, mais parce que c'était cool, excitant, jouissif. Parce que je me suis senti tout puissant de voir que mon œuvre a fait parler d'elle et qu'elle m'a soulagé d'un poids. Bizarrement, j'aurai dû avoir des remords. C'est ce que dit le psychiatre. Sauf que .. non. Je ne ressens rien. C'est ce qui fait de moi un pyromane pervers. Classification médicale.
« Ça te fait rien ? » Il continue et ça m'exaspère. Je hausse encore des épaules, passif et je sens son regard se poser sur moi.
« Tes parents doivent avoir peur de toi pour t'avoir interné. » Tu parles d'une connerie. Il croit tout savoir, mais il ne sait rien. Il répète simplement les mots d'un présentateur télé. Au fond, il est comme moi : instable, seul, avec l'étiquette taré sur le front. Se croit-il mieux ? Sans doute.
« J'ai entendu le psy, il dit que c'est à cause de tes parents que tu es comme ça. Que le feu s'est juste pour toi un moyen de t'exprimer et de faire ressortir je sais pas trop quoi. J'ai dû entendre le mot sociopathe aussi. » Plus je l'écoute, plus mes phalanges blanchissent. Mes mains s'agrippent aux bois. Trop tard, la colère est là, bien présente. Je ne sais pas trop ce qu'il essaye de faire, mais ça ne me plait absolument pas. Comme si je ne le savais pas déjà.
« Tu veux que je te crame ? Non, parce que j'aime bien l'odeur du cochon grillé ! » Entendre ma voix doit le surprendre. Il rit jaune ce pauvre débile. Exaspérant. Les gens m'irritent à vouloir tout savoir, tout connaître. A essayer de comprendre pourquoi. Sauf qu'il n'y a pas de pourquoi, c'est comme ça, point.
« ... » Je tâte ma poche et je sors un briquet. Je le fais glisser entre mes doigts et d'un coup sec, l'allume. La flamme danse sous mes yeux et l'excitation arrive au grand galop, comme la colère d'avoir cet abrutis à deux pas de moi.
« Tu n'as .. » La peur se lit aisément dans ses yeux. Il a peur d'un simple briquet ? Je ne crois pas. Plutôt du sourire ravi qui orne mes lèvres.
« Le droit d'avoir un briquet ? » Oui et alors ? Je passe ma main droite sur le haut de la flamme. C'est presque doux. Et j'aime sentir la chaleur se répandre sur la paume de ma main.
« Je l'ai trouvé dans la cabine du capitaine.. Intéressant, non ? » Je croise son regard.
« Tu vas pas nous faire cramer hein ? » Je pourrais. Ouais, j'en ai bien envie. Les envoyer en enfer. Me barrer. Ne pas revenir dans ce putain d'hôpital. Ni prendre ces médicaments qui me rendent complètement déprimé, stone. Comme une larve qu'on empêche d'être ce qu'elle est. Oui, j'aimerais bien, mais à dire vrai, j'ai plus de chance de me noyer que de vraiment retrouver la liberté. Pourtant la colère gronde. Les sentiments se mêlent et sans trop savoir pourquoi, mon regard se noircit.
« Ta gueule ! Retourne te coucher et te bourrer de médocs. »✤✤✤✤✤
Quelque part non loin du triangle des Bermudes. 11ème jours de navigation.Les flammes dévorent le mat et la voile avant. Je contemple mon œuvre, sans vraiment prendre conscience de la chose. On pourrait appeler ça un feu de joie. Le schizo s'agite à côté de moi, comme une marionnette. Paniqué, il chiale comme un gamin, en hurlant qu’on va tous cramer. Peut-être. Je m’en fous. Je ne l’entends pas vraiment, absorbé dans la contemplation du feu qui crépite, qui fait crier le bois. Plus loin, le médecin et le capitaine du voilier, essayent d’éteindre le feu. Mais il est déjà trop tard. La scène se ralentit sous mes yeux. Je suis excité rien qu’à sentir la chaleur se répandre sur l’avant du bateau.
[...]
Mes tempes me font mal. Mon bras me fait mal. Mes jambes me font mal. Mon corps entier me fait mal. Je peine à ouvrir les yeux. Et il me faut une bonne dizaine de minutes avant de m'habituer à la lumière criarde du soleil. Les souvenirs de la nuit me reviennent en mémoire, comme des spasmes, des petites bribes d'information. J'ai mis le feu au voilier. Pourquoi ? A cause de ce putain de schizo, qui me cherchait encore des problèmes, avec son tu devrais parler Mahé. Il n'a pas compris que j'en avais rien à faire de sa gueule ? Au moins, maintenant il le sait. Il est où d'ailleurs ? Je regarde autour de moi. Du sable à gauche. Du sable à droite. L'océan devant. Pas de bateau, juste des planches carbonisées. Je ne vois rien qui ressemble à un corps humain. Plus j'observe et plus je me félicite. Le rire me monte à la gorge et je rigole, à perdre haleine, même si ma gorge me fait atrocement souffrir. Merci seigneur. Je suis libre. Sur une plage, quelque part je ne sais où, mais libre. Enfin je le crois. Puis, je ferme les yeux, fatigué.
[...]
J’ouvre de nouveau les yeux, réveillé par un souffle haletant. Deux pupilles me fixent intensément. Je sens mon visage se fermer aussitôt, assombri. Ce n'est ni le médecin, ni le schizo, ni le navigateur. Deux canines sortent de sa bouche. Bizarre. Et puis … plus rien. Juste un coup qui finit de m’assommer complétement.