Qui je suis ? Qui je fus ? Qui je serai ? Des interrogations légitimes que je ne me suis pas posées immédiatement, pour la simple et bonne raison que je suis née d’un père vampire et d’une mère humaine. Question de sanguinité paraît-il, puisque l’importance des liens du sang dépassait tout ce qu’il était possible de concevoir en ce monde nocturne dans lequel j’ai commencé à grandir, tout en ayant sans arrêt cette soif et ce besoin ancré dans l’estomac. Chaque fois que des humains déambulaient autour de nous, c’était comme si j’étais entourée par des milliers de bonbons, comme si je me trouvais en plein milieu d’une confiserie. J’aurais pu me retrouver entourée de personnes qui ne comprendraient pas ce que je vivais, mais ce n’était bien évidemment pas le cas. Tant mon père, que mes six grands-frères, que ma nourrice ou bien encore la princesse Jezabel que j’entrevis plusieurs fois durant mon enfance. Elle s’occupa même de moi, ce qui me fait joliment sourire à présent que nous sommes de véritables amies. Car il n’y a pas de réelles différences d’âge, j’ai beau être plus jeune, cela n’a aucune importance, nous sommes figées pour l’éternité sous l’apparence que nous arborons aujourd’hui. J’ai donc grandi dans une famille exclusivement masculine et hormis les vampires nobles qui tourbillonnaient autour de nous, hormis ma nourrice, la seule véritable présence féminine quotidienne était réellement Jezabel. Bien sûr, il y avait également mes cousines, mais nous nous rapprochâmes peu après m’être figée, c’était différent. L’amitié que nous partagions n’était entremêlée d’aucun lien du sang, tandis que je m’affirmais, m’éloignais des apparences trop pincées de ces autres vampires qui me laissaient sourire. Avec Maëlyss, nous partagions une amitié complice, fardée d'affection et de complicité, comme deux soeurs et non plus véritablement deux cousines. Nous étions bien plus, mais nous ne nous voyions pas toujours. Et il fallait bien reconnaître qu’être entourée de toute cette testostérone n’aidait pas à garder la langue sagement dans ma bouche, bien au contraire, j’avais tendance à dire clairement les choses, à les affirmer haut et fort pour que l’on tienne compte de moi. Je n’étais pas qu’une dame, j’étais la princesse, mais avant tout, j’étais moi, Serena Olimpie Canticiela. Rapidement, comme si le ciel était incapable de me faire garder ma place et mon rang, je me suis mêlée au peuple comme si je n’avais aucun titre. Etais-je réellement différente au fond ? Avais-je besoin de me conduire avec cruauté et de regarder les gens de haut pour savoir qui j’étais ? Non, bien sûr que non, mais l’innocence ne farda jamais mon existence. Je connaissais la mesquinerie du monde et la présence des complots qui rôdaient sans cesse parmi les nobles. La politique n’avait jamais rien eu de tendre, elle ne pouvait s’afficher blanche ou noire, elle n’était qu’un ciel bleuté entrelacé de la noirceur d’un orage et j’avais pleinement conscience de ce dont j’avais parfois besoin pour arriver à mes fins. Des yeux de biche n’y faisaient rien s’ils n’étaient pas motivés par quelque chose de plus fourbe. Aussi si je semblais accessible, j’étais aussi glaciale et distante que pouvait l’être mon père. Si je paraissais naturelle et aussi sauvage que les rudes aspérités de la contrée qui m’avaient vue naître, j’étais stricte et loyale envers le destin que j’embrassais avec toute l’obstination dont j’étais capable.

J’étais, comme le dirais bien plus tard mon père, un petit bout de femme redoutable qu’il ne fallait pas considérer comme quelque chose de négligeable si l’on ne voulait pas finir par s’en mordre les doigts. Mes frères en sont venus à la même conclusion, ce n’était pas parce que j’étais une femme qu’il fallait m’oublier, au contraire. Je possédais ce charme et cette volonté qui pourraient m’aider à m’envoler au firmament, sauf que ce n’était pas vraiment ce que je souhaitais… je me contentais de ce que la vie m’offrait, et mon père était un être plutôt généreux me concernant, sûrement parce qu’il avait été forcé de constater mon talent de négociatrice que je faisais paraître pour un oui ou pour un non, et qu'il me préférait. Alors que je m’enfonçais dans les secrets et les mystères, n’ayant que trop peu l’envie de dévoiler mes faiblesses à qui voudraient bien les apercevoir.

Je préfère laisser planer que je suis redoutable, que je peux être cruelle… cela m’aide à obtenir et à négocier plus efficacement. Ainsi, ma générosité n’est pas mal perçue, je n’ai d’ailleurs pas des gestes trop gentils avec mes esclaves… Je m'amuse avec eux parce qu'ils restent des esclaves au fond, mais je ne suis pas injuste, je ne suis pas cruelle. C’est sûrement la qualité qui m’est la plus précieuse me concernant. Et que j’ai pourtant déjà reniée… à plus d’une reprise.

Mes cousines, ma famille. Si Esfir respire l’innocence et la spontanéité, en ce qui concerne Maëlyss, c’est une toute autre histoire. Esfir est celle face à qui je me dévoile et murmure des vérités nues depuis quelques temps déjà, me sentant réellement bien à ses côtés. Maëlyss fut celle qui m’entraîna dans les méandres de la perversité, me faisant renier toutes mes convictions pour devenir une autre et m’amuser. Un instant. Une éternité. On appréciait passer du temps ensemble. On recherchait la compagnie de l'autre, et ce fut d'ailleurs moi, qui la première était venue lui rendre visite, puis ce fut elle, puis... Nos voyages nous entraînant toujours plus loin, toujours plus haut. Gardant tout ceci entre nous, parce que c’était tellement éloigné de ma vie quotidienne, de ma manière de vivre, de… La Bridgestone revint à chaque fois auprès de moi pour m’entraîner à droite, à gauche, en diagonale, en zig et en zag, jusqu’à cette fameuse année où tout dérapa vraiment.

1622, énième escapade entre cousines, une bulle préservée du jugement de qui que ce soit, celles auxquelles je prendrais goût, auxquelles je m'abandonnerais parce que c'était une habitude, un besoin, une véritable libération. Une mauvaise, j'en conviens tout à fait, tellement éloignée de ma personne et de ce que j'étais au quotidien. Mais peut-être était-ce cela la véritable raison, la possibilité d'être autre pour un temps, de me laisser entraîner dans les affres de la perversité par Maëlyss. Mais je ne mettrai pas tout sur le dos de ma cousine, j’avais également ma part de responsabilités, j’aurais pu dire non, j’aurais pu arrêter la partie bien avant que tout ne se farde de pourpre gluant, grain de folie et d’obscénité, mais c'était comme si j'avais besoin de ce nouveau souffle, d'en voir et d'en faire toujours plus. Selwyn n’avait été qu’un amusement sur une croisière, pour la rendre plus drôle, moins ennuyante, et puis on a fini par se nourrir, l’arrachant à petit feu à la vie qui palpitait en lui pour en faire à son tour un vampire. Maëlyss a eu l’excellente idée de lui mener ses sœurs pour lui servir de repas… une ignominie à laquelle moi aussi je l'ai poussé. Qu'il le fasse. Qu'il s'abreuve. Qu'il délire dans les méandres de la noirceur avec nous. Car si ma cousine ricanait, si ma cousine se repaissait du spectacle, je ne pouvais nier mon propre plaisir, mais lorsque j’ai réalisé, lorsqu’elle est partie, j’ai su que je venais de franchir le pas dont j’aurais dû me préserver, me détourner pour rejoindre une autre venelle quelconque. Loin de lui, loin de ces déviances qui ne me mèneraient jamais à rien. Les larmes du démon ? Peut-être bien, mais elles n’ont pas roulé sur mes joues, malgré tout je regrettais ce que nous avions fait, je lisais en lui toute la douleur que son geste avait fait naître dans son cœur martelé d’éternité. Parce que j’étais… moi, tout simplement, que je pouvais imaginer sa douleur, la comprendre, la faire mienne, et que la bulle éclatait, je lui ai simplement soufflé, proposition indécente après ce qui venait de se produire : « Accompagne-moi en Italie, tu y reconstruiras une vie, je t’y aiderai. » Je l’ai vu hésiter, ses yeux troublés par la sensation d’avoir déambulé dans les myriades de la folie, mais il a finalement refusé et je suis partie. Ce que nous avons fait est comme une ombre sur mon âme, une tâche que je ne peux oublier… tous les dix ans je revenais, lui faisant cette même proposition de me suivre ailleurs, avec l’espoir d’une meilleure vie. Seule ou bien avec elle. Tout changeait selon si elle était présente ou non, notre bulle renaissait, plus vaste et cruelle que jamais. J’aurais aimé qu’il accepte ma proposition, ma protection, qu’il reconnaisse en moi sa maîtresse. Je l’aurais aidé. Je l’aurais protégé. Il n’aurait plus eu à subir ces tourments. Maëlyss n’aurait sûrement pas apprécié, mais cela aurait allégé mon âme du poids de la culpabilité qui rampait en moi.

Pourtant, en dehors de cet instant, de ces fameux jours qui me poussaient à revenir vers lui, je continuais à vivre, à m’affirmer en tant que digne héritière de mon père, à profiter de la vie, à ne pas m’enfoncer sous le poids des responsabilités, à continuer à échanger des missives avec ma cousine. J’avouerai sans la moindre honte la joie de ne pas être celle qui devrait un jour monter sur le trône. Mes responsabilités me suffisaient totalement, et peut-être que j’imaginais qu’ainsi le monde me laisserait toujours et à jamais profiter de cette indépendance et de cette liberté qui brûlaient d’une flamme incandescente dans mes entrailles. Il m’arrivait d’aller me perdre en pleine nature pour en savourer toute l’âpreté. Les couleurs de la ville ne possédaient le parfum des bois ou des montagnes. L’aridité froide de ma terre italienne. Celle de tant d’autres terres que j’arpentais… à rendre visite à mes cousines, à Jezabel, à partir en mission pour mon père pour négocier telle ou telle chose. A découvrir l'art et la littérature que les mortels ne cessaient jamais d'enrichir. Mais le monde tout entier ne possédait pourtant le charme intemporel de ma patrie. Il me semblait que je n’arriverais plus à me lever le matin si j’en étais privée à jamais, comme une droguée à l’eau pure qui ne parviendrait à étancher sa soif à chaque gorgée alcoolisée. Fadaise. Mirage. Illusion. Rien n’avait la saveur de mes terres. La ferveur de mon peuple. Le respect de mes gens.

Hier j’ai fait un rêve. Je crois que c’était hier parce que la nuit me semblait bien plus chaude qu’en cet instant. Moins glaciale dans sa façon de ramper sur ma peau. Je souriais encore tandis que les muscles de mes lèvres se détendaient peu à peu pour marquer la stupeur qui venait de s’incruster dans mes prunelles qui tentaient de repérer celui qui trahirait le fait que tout ceci était tout simplement une vaste fumisterie pour me faire la peur de ma vie. Mais personne ne tremblait. Personne ne semblait prêt à éclater de rire, à l’exception de Lorenzo, le frère qui m’était le plus proche en âge et qui devinant ma réaction, se réjouissait déjà de l’éclat qui n’allait pas tarder. Je le vis se caler plus profondément dans son fauteuil, à me scruter comme un animal curieux dans un zoo, comme un nouvel esclave tout juste arrivé à l’Aquila. Aussi ramenais-je mon regard sur mon père qui lui non plus ne m’avait pas quitté des yeux, attendant sûrement de voir le résultat de son annonce sur sa fille chérie, sa préférée. Mais sa manière de faire ne me le laissait plus vraiment penser. « C’est une plaisanterie ? » demandais-je encore, insistant avec l’espoir risible en lequel je ne croyais pas mais auquel je voulais me raccrocher. Je ne lui fis pas grâce de le lui épargner, bien trop de choses étaient en jeu pour que je me contente de fermer les yeux avec froideur et indifférence. « Tu trouves qu’il y a quelque chose de drôle là-dedans Serena ? » répliqua mon père qui se préparait déjà à l’affrontement à venir, je le voyais à la tension de sa mâchoire. « Vous voulez me vendre à un anglais ? » « Pas te vendre Serena, n’exagère pas la situation, ce n'est qu'un mariage. » répondit mon père avec placidité. « Ce n’est qu’un choix de mots, père. Vous m’avez choisi un époux ! Un britannique en plus ! » m’exclamais-je comme si ce dernier point était la pire tare en ce bas monde. Alors qu’en réalité il n’était question que d’un mariage imposé avec un parfait inconnu que je n’avais nullement envie de rencontrer, ni même d’épouser. Je comptais bien rester aussi libre que la nuit, aussi sauvage que les ombres qui la composaient, aussi proche de mon peuple qu’il était possible de l’être. Et non pas rejoindre ces terres glaciales où il pleuvait trois cent soixante trois jours par ans. J'exagérais sûrement la situation de l'Angleterre, mais la situation le valait bien. Je voulais plus que tout et à jamais pouvoir encore sentir la moiteur des nuits italiennes, le chant de cette langue qui m’avait bercée depuis ma naissance, et… « Qu’as-tu donc à reprocher aux britanniques à présent ? » s’enquit mon père, m’extirpant brusquement de mes réflexions profondes, mon esprit qui tournait à une vitesse folle tira sur les rennes et interrompit sa course. « Ils sont tellement… » répondis-je d’une voix volontairement exaspérée, mais bien plus par l’idée de ce mariage que par les origines de cet inconnu qui le resterait. « Froid ? » suggéra alors Lorenzo en arguant un large sourire moqueur tandis qu’il poursuivait. « Je ne vois pas ce que ça changera avec toi, entre glaçons vous vous comprendrez. » Il se voulait drôle, mais ses paroles n’eurent pour résultat que de me laisser le fusiller du regard, avant que je finisse par reporter toute mon attention sur mon père, relevant la tête telle une reine que l’on menait à son exécution prochaine. « Je ne me marierai pas ! Il n’en est pas question ! Si vous y tenez, laissez-moi choisir moi-même mon futur époux ! » « Pour que tu ne te maries jamais ? Que le ciel m’en soit témoin, je ne serai jamais assez crédule pour croire que mon unique fille serait assez folle pour s’enchaîner à un homme ! » « Et vous l’admettez ! Qu’apportera ce mariage que je ne pourrais obtenir autrement ? J’irai trouver le roi ! Je négocierai autrement ce que vous vouliez en retirer ! » Déjà j’avais tourné les talons, prête à mettre mes paroles à exécution sans même savoir ce que mon père avait eu en échange de cet accord qui me révulsait jusqu’aux tréfonds de mon ventre. « Serena Olimpie Canticiela ! » claqua la voix de mon père avec autorité, arrêtant ma marche, me poussant à me retourner froidement. « Cesse de faire l’enfant et assume ton destin ! As-tu l’intention de faire honte à notre famille en te soustrayant à ce mariage telle une capricieuse et une ingrate ? » J’allais ouvrir les lèvres et répliquer lorsque les derniers mots m’atteignirent en plein cœur, à la manière d’une flèche empoisonnée capable d’engourdir mes réactions. Mordillant ma lèvre inférieure, j’ai détourné le regard comme s’il venait de me prendre en faute. Je détestais que l’on me dise quoi faire. Je détestais que l’on décide à ma place. Je détestais jusqu’à l’idée d’être livrée à un vampire que j’allais peut-être, sûrement, haïr jusqu’à la racine de ses cheveux. Il avait beau être le frère de Jezabel qui n'était rien d'autre que mon amie la plus lointaine, je ne savais rien de lui et je ne voulais surtout pas que cela change. J’étais différente, tous les êtres présents dans cette pièce le savaient. Je n’avais rien d’une poupée malléable qui courberait l’échine à la moindre réflexion, je n’étais guère plus hautaine, cruelle, ou même manipulatrice et cela me mettait dans une rage folle que mon futur époux puisse être à cette image. Époux… rien que ce mot me donnait la nausée. Mais ma loyauté envers ma famille revenait sinuer à l’intérieur de moi et déjà j’acceptais l’inacceptable, même si les mots refusaient encore de trépasser de mes lèvres. Une image cependant… les alliances se faisaient et se défaisaient, peut-être que celle-ci ne tiendrait pas, qu’elle s’effilocherait et que je pourrais retrouver ma liberté et mon indépendance. Voici à quoi j’allais m’accrocher ces prochaines années pour ne plus jamais repenser à Jewel S. Harrington sous peine de lui donner plus d’importance qu’il n’en aurait jamais. « Soit. J’accepte. » concédais-je d’une voix devenue aussi glaciale que mon attitude toute entière était froide, à tel point qu’aucun de mes frères ne se permis de me faire de réflexion, tandis que je pivotais sur mes pieds avec la grâce et la légèreté de ma sauvagerie élégante. J’étais peut-être fiancée sur le papier et la raideur dans ma nuque attestait de mon mécontentement, mais il n’était pas dit que la réalité en témoignerait. J’avais besoin de voir ma cousine, de quitter l’Italie pour un autre continent. En somme, de me changer les idées et d’oublier cette idée grotesque de mariage. J'aurais pu, au contraire, contacter Jezabel pour en apprendre plus sur son frère et me faire à cette idée d'épousailles. J'aurais pu, oui, mais je ne le fis pas. Je ne voulais pas connaître Jewel. Je ne voulais pas le rencontrer. Je ne voulais pas l'épouser. Je ne voulais plus entendre parler de lui, point final.

J’étais partie, j’avais disparu dans les méandres de la déchéance avec Maëlyss, et maintenant Selwyn. Change-moi les idées semblais-je lui souffler sur cet énième paquebot qui ne faisait que tourmenter le pauvre vampire que nous avions créé. Pourtant, dans un endroit reculé de mon esprit, trouble et aussi sombre que la crypte que nous imaginent les mortels, je n’arrivais pas à oublier ce mariage… Était-ce une punition pour ce que je lui avais fait ? Ce que nous… lui avions fait subir ? Le ciel se vengeait-il en me privant de ma liberté, en m’obligeant à accepter une union par pure loyauté quand tout ce que je désirais était de la rayer d’un geste rageur ? Voilà qu’il m’arrivait de délirer… A trop réfléchir, je m’en tissais des toiles et des peintures rocambolesques et irréelles. Ma non envie de mariage et mes remords crépitaient au fond de mes entrailles, tandis que je poursuivais mes habitudes et mes plaisirs en compagnie de ma complice de toujours, mais aussi ma proposition que je réitérais à la fin de chaque séjour, tout en laissant courir mon existence, en m’enquérant de ce qui chamboulait le monde, en finissant par poser des questions à Jezabel sur son frère, avant de finalement changer d’avis sans presque rien avoir entendu. A quoi cela m’avancerait-il ? Je priais presque pour que mon père m’annonce la dissolution de nos fiançailles à l’un de mes retours de voyages diplomatiques ou d’amusements. Mais jamais cela ne se produisait. Dramatique conclusion. Tant et si bien que le Titanic trouva sa voie jusqu’à ma cousine et moi-même, que nous perdions pieds avec la réalité, gorgées de sang et de la décadence excentrique de l’instant. Des centaines de morts… Des centaines… pour un caprice. Pour la première fois depuis des siècles d’existence, j’ai pleuré pour des humains, j’ai versé des larmes dans la noirceur pernicieuse d’une chaloupe à entendre tous ces hurlements, ces cris, ces… Il… il… J’ai attrapé le matelot à mon bord, croisant son regard, laissant mon timbre lui commander d’aller à la recherche de survivants. J’avais l’impression de mourir avec eux, maudits sentiments, maudite empathie… Non pas un pouvoir, mais un trop plein de l’humanité qui me composait, qui ne me laissait pas être aussi cruelle que la majorité de mes comparses. Et pourtant, je voyais Selwyn dans cette autre chaloupe un peu plus loin. Je le regardais et je savais que jamais nous n’aurions dû lui faire tout ça. Ce fut la nuit la plus longue, la plus maléfique qui soit. Et lorsqu’enfin nous avons regagné la terre ferme, Maëlyss et moi nous sommes séparées comme à notre habitude, et j’ai cherché à rattraper Selwyn… Un pardon gravé sur ma langue. Un pardon que je ne lui dirais peut-être pas. Mais je comptais réitérer mon offre. Sauf que je ne l’ai pas trouvé, il a fuit, il a disparu dans les méandres des rues sans même un adieu. Il était mon regret le plus sincère… alors que je retournais à ma vie, apprenant par la suite la mort du père de ma cousine et le changement qui s'opéra en elle. A nous revoir sans forcément réitérer nos déviances bien trop toxiques pour nous, elle changea, se métamorphosa, nous éloignant des ruelles trop obscures de notre existence et je ne voulais surtout plus recommencer de telles choses. Elle non plus d'ailleurs. Je m’en suis fait la promesse, un serment loyal que je comptais bien honorer quoi qu’il m’en coûte. J’ai continué à le chercher, sans succès, jusqu’à cesser. Il ne voulait pas être retrouvé, je l’ai bien compris et je suis retournée à cette vie si plaisante que j’aimais tant, à mon Italie chérie, à ma réputation de vampire juste, généreuse, proche de son peuple dont je n’aurais jamais dû m’éloigner ainsi.

J'avais même fini par négliger ces fiançailles qui ne comptaient plus vraiment. Après tout, personne ne nous avait jamais présenté. Personne n'avait entremêlé nos mains. Personne, jamais, n'avait donné de réalité par une lourde cérémonie de fiançailles à toute cette parodie de destinée. Grand mal m’en prit, car si j’avais relégué ce détail aux oubliettes, nos parents ne l’avaient vraisemblablement pas fait. J’en eu la certitude la nuit où mon père m’annonça que le grand jour se profilait… Quel grand jour ? Mais le mariage bien sûr, et il avait été décidé que le lieu neutre serait Heartkiller parce que Jezabel devait y rencontrer également son futur époux. Aussi, si j’étais heureuse de revoir mon amie de toujours et au moins mes deux cousines, de passer du temps avec elle et de retrouver une nouvelle fois ma complice, ce n'était pas le cas de celui que je devrais épouser. Au comble de l’étonnement de Lorenzo, je n’ai pas fait de scène, je me suis enfoncée dans une froideur distante, repoussant tous les membres de ma famille alors que je préparais moi-même mes valises pour calmer ma nervosité ainsi que mon envie de tout envoyer au diable pour disparaître quelque part en Italie ou bien ailleurs, à travers le monde, plutôt que de rejoindre celui auquel j’allais réellement être enchaînée, attachée, prisonnière… Tous ces termes me paraissaient lourdement similaires pour ne pas en devenir douloureux et intolérables. Oui, j’espérais sincèrement pouvoir échapper à ce destin de future épouse, j’avais envie de rester libre et indépendante, de rester attachée à mes terres, ce qui ne serait définitivement pas le cas tôt ou tard. Mais bien évidemment, j’avais aussi des responsabilités, mon père s’était chargé de me le rappeler près de deux siècles plus tôt et il n’avait cessé de me le souffler sous la forme de compliments toutes ces années, comme pour s’assurer que je ne l’oublierais pas.

J’ai donc profité quelques instants de plus de ma demeure pour la voir avec mes yeux, ceux d’une Canticiela avant que je ne sois une autre. Non, comme le disait si bien Juliette à son Romeo, une rose si elle ne s’appelait pas une rose, ne sentirait-elle pas aussi bon ? Qu’importait le nom que je porterais, je ne serais jamais que moi-même et il n’était pas dit qu’un homme, vampire ou non, me ferait plier. L'éviter encore et toujours en cette fin 2012 qui allait me voir fouler le sol de cette île où mes chaînes n'en seraient que plus réalistes. Rejeter cette union de tous les pores de mon être. Redresser la tête et affronter les géants et leurs chaines argentées. Alors que je retardais mon départ, tirant sur la corde jusqu'à la sentir prête à se briser et m'obliger à devoir laisser mes pieds fouler ce sol américain où une parcelle de ma famille et de mes relations m'attendait.