Voici le soir charmant, ami du criminel ;
Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l'homme impatient se change en bête fauve
(Baudelaire ; Les fleurs du mal)

Père était connu pour sa gourmandise des chairs humaines. Le dit-on Casanova au bout des ruelles, la politesse exige qu’on n’en pipait un mot au sein des couloirs de sa demeure bien garnie. Fin gourmet et appréciateur de variétés, ne le voyait-on pas pointer un regard affamé sur les belles nourritures qui rampaient sur la plage, pataugeant dans le sable humide après avoir subi un naufrage sévère. Tout le monde pouvait témoigner de son regard animé par l’excitation lorsqu’au loin, il entendait les soupirs de soulagement faire place aux clameurs effrayées, quand, sur ses ordres, ses gardes reprirent possession des pauvres humains embarqués dans une mauvaise aventure. Mais doit-on blâmer leur stupidité lorsque ceux-ci viennent trouver refuge sur l’île du Diable ? Sur notre île ? Pauvres agnelles qui vivent dans l’ignorance, jusqu’au jour où la dure réalité vient les gifler avec férocité.

Ainsi naquis-je d’une union qualifiée, non avec surprise, de volage. Je ne fus pas le premier, ni le dernier. Le quatrième en vérité, d’une progéniture de sept enfants. Quatre garçons, trois filles. Plutôt équitable non ? Pourrions nous attribuez la qualité de vampire en bonne et due forme à notre père ? Assurément.

Déjà très tôt, on admirait l’enfant ambitieux et malin que j’étais. Que je suis encore. Certains enfants se complaisent à farcir les adultes de blagues à longueur de journée, telle ne fut pas mon cas. L’entourage de père observait d’un œil captivé mes démonstrations à l’épée. Certes, elles furent maladroites au début, mais mon intérêt pour le combat semblait rassurer père d’un avenir certain. Bientôt, mes frères ne purent jalouser ma nouvelle compagne, amante et fidèle aventurière de toujours. Elle qui m’accompagnait nuit et jour, qui embrassait mes mains davantage plus fermes, qui léchouillait les acrobaties que j’exécutai. Chose assurée en ce monde, je n’aurai crains que mes deux aînés ne me la pique, qui sais, dévorés par une quelconque jalousie. Eux étaient plutôt du genre à s’intéresser à une toute autre compagnie. Une du genre faite de chair et éventuellement de sang. La mienne avait la qualité de ne jamais se briser, tout du moins quand je l’usais à bon escient et la maniait avec agilité. Née dans l’acier, Asgard faisait ma fierté et comblait ma joie, en tant qu’épée forgée par le meilleur artisan de l’île. Préférant la compagnie de ma compagne métallique à celle de mes frères et de ma sœur aînés, ma relation avec eux se résumait au strict nécessaire. Disons que je ne m’incommodais pas de leurs discussions aussi futiles qu’elles soient et penchait davantage pour une escapade hors de l’enceinte dès que le soleil s’était couché. Avide de découvertes et de périples, père et mère cédaient souvent à mes exigences. Maintes fois l’on me voyait embarquer dans l’un des navires du port pour le grand large, afin de fouler les différents continents de mes bottes. Chaque voyage m’enhardissait un peu plus et m’apportait une foule de connaissances et de pratiques. J’étais assurément le plus aventurier de la progéniture, pour ne cesser de m’exporter aux quatre coins du globe. C’est durant ces périples que je découvris maintes choses à mon sujet : mon inclination prononcée pour le sang de type A(-), mon goût pour la musique classique. D’ailleurs, c’est au piano que je me démarque le plus, si je me fie aux compliments de mon entourage. Les effets vertueux de la musique agissent sur moi comme des herbes médicinales apaisantes. La musique m’apaise. Elle me soulage, voire me console quand l’humeur n’y est pas. Autant je puise excitation, force et accomplissement dans le combat, autant la musique m’adoucit et exploite l’inimaginable douceur que je renferme, tapis derrière un masque rude et froid.

Oui, derrière le redoutable guerrier à la réputation d’acier que je m’étais forgée, seul un mince groupe de proches connaissent toute l’étendue de ma personnalité. Derrière le chevalier noir se cache un être complexe, mais qui renferme aussi douceur et tendresse avec les personnes que j’affectionne, notamment mes petites sœurs pour qui je nourris un incroyable besoin de protection, même si je ne le montre pas autant qu’elles le voudraient. Shae, Esfir et Satyne, mais je m’incline à la tendresse essentiellement avec Esfir, petit rayon de soleil dans ma vie.

Quoiqu’il en soit, ces incessants voyages trouvèrent une période de trêve lorsque la réalité me rattrapa. Puissant combattant qui sut faire ses preuves à travers le globe terrestre, imposant respect et crainte, la réputation que je me taillais au fil de mes combats finit par avoir raison de moi. Mes aptitudes attirèrent l’attention du roi, Allan Levinson, qui m’engagea plus vite que je ne l’aurai espéré dans sa troupe, désirant que j’entraîne son armée en tant que chef de la garde. Un immense honneur auquel il aurait été stupide de se résigner. Devenu suffisamment mature pour m’encombrer de responsabilités, je fus intégré dans le groupe de conseillers de l’empereur, aux côtés de mon frère aîné, Cesar. Avant ce jour, nous n’étions que peu enclin à nous parler. Indifférents l’un envers l’autre, ce détail changea bien vite lorsque je pris place dans le conseil. Disons que cette nouvelle situation permit à notre relation de s’épanouir, d’entrevoir un nouvel horizon. Je m’étonnais d’ignorer tant de choses sur lui avant de rejoindre le conseil, limite de me sentir comme un étranger, mais après tout, ma vie de nomade y était en grande partie pour quelque chose. Relativement sur la même longueur d’onde, une complicité vit le jour entre nous deux. Confiance, sincérité et malice, au fil des années, c’est de Cesar que je me sentis le plus proche parmi mes trois frères. Nous réfléchissions, planifions et échafaudions ensemble des plans souvent accepté par le conseil. Autant vous dire que le roi avait placé en nous une confiance quasi absolue.

Ce roi cruel qui avait imposé un régime tyrannique à travers toute l’Amérique vampirique. Trop sanguinaire, trop dictateur pour demeuré au pouvoir. Commun accord, solidarité et confiance nous amenèrent, moi et Cesar, à proposer un plan de soulèvement pour détrôner Levinson de son trône. Un projet qui fut mené à bien, étant donné la perfection de notre plan d’attaque. Si je dois attribuer une qualité à mon aîné, c’est bien son esprit aussi stratège que le mien. La prise du pouvoir ne dura guère longtemps et nous en ressortîmes victorieux. Qui allait diriger la communauté vampirique maintenant que le roi était mort ? Qui allait oser se prétendre supérieur aux autres ? Personne. Tout du moins, pas un seul individu, mais toute une famille. La notre. Les Bridgestone. Nous qui avions détruit un régime despote au profit d’un régime juste et pacifique. Sans nous imposer et grâce à notre réputation, le peuple nous élu tous à un rang égal, afin que le pouvoir soit mis entre plusieurs mains de confiance.

Mais la politique n’est pas vraiment l’une de mes priorités, aussi laissai-je le soin à mes aînés de s’occuper des nouvelles lois et de la maintenance d’un régime équilibré. Quant à moi, je retournai à mon occupation favorite : entraîner mes congénères au combat. Chef gardes et de l’armée, entraîneur des nouvelles recrues, professeur de combat, mon planning tournait très souvent autour des armes. Mais pas que ça. On m’attribua le rôle de gérer les quelques conflits qui pourraient continuer à régner à travers l’Amérique et cette seconde occupation m’amenait souvent à voyager. Reprendre le large, humer de nouvelles odeurs, retrouver des paysages familiers, en découvrir de nouveaux. Une sensation délicieuse qui me ragaillardi.

Aujourd’hui, je continue à tanguer entre mon rôle de guerrier et celui de voyageur diplomatique. Pendant ces derniers siècles, je connus l’amour. Ah ! Adelaïde…elle était belle et rebelle, douce et têtue, épatante et combattive. Je la perdis dans un conflit avec sa famille. Une perte qui me broya de l’intérieur et contre toute attente, pendant un long siècle. Le temps s’écoula, la vie se remit à fleurir dans mon ‘moi’ et je connus quelques conquêtes. Rien de bien sérieux, juste pour satisfaire un désir charnel qui devenait oppressant. Hommes, femmes, humains, vampires, je suis passé par tous les goûts. Seul Asgard me demeurait fidèle. La meilleure des amantes. Insondable et loyale. Mon épée de toujours.

Quoiqu’il en soit, je vis au grès du temps, tantôt à HeartKiller, tantôt dans un autre continent, à jouer de mon épée, endurcir mes élèves ou gérer des conflits extérieurs. Dans l’ombre, je sonde les éventuels dangers pour le régime imposé. Des menaces flottent dans mon dos, m’épient et lorgne l’empereur d’un regard dangereux. Ainsi se résume mon rôle et mon devoir. Mes hommes, ceux que j'entraîne au jour le jour, vouent en moi une confiance et un respect sans bornes. Je les sais fidèles et compétents, sans quoi, ils ne seraient pas admis dans l'armée. Mon intransigeance les y oblige. Certains me craignent, d'autres m'admirent, certains éprouvent les deux à la fois mais quoiqu'il en soit, le principe demeure le même dans tous ces cerveaux endurcis : honneur, devoir, loyauté.