Le monde n’est pas moins beau, il n’est pas moins laid pour autant, il perd seulement de son intérêt. Vous vous battez avec toute la force que vous possédez, vous vous épuisez jusqu’au dernier souffle que vous pouvez expirer… Mais le monde vous écrase, comme l’homme écrase un vulgaire insecte… Tous vos espoirs finissent par se taire, et seul avec vous-même, vous hurlez jusqu’à perdre haleine… Puis vous reprenez une inspiration, mais l’air est froid, insipide, et quand il s’engouffre dans vos poumons, la nausée vous monte à la gorge… Pourtant ce n’est que de l’air, c’est ce qui vous maintient en vie, mais à cet instant précis c’est un calvaire de vivre, de sentir cet air dans vos poumons, votre cœur qui bat encore dans votre poitrine, quand il ne bat plus dans le corps d’un autre…

Il y a un an, j’avais une vie que je chérissais, parfaite à mes yeux. Il ne me manquait qu’une seule chose, rendre hommage, faire honneur à un être cher que j’avais perdu. Des années durant il m’avait entraînée pour que je devienne meilleure navigatrice que lui était navigateur. J’avais huit ans la première fois que je lui ai parlé, vingt la dernière. Il est mort d’une crise cardiaque dans mes bras frêles, et j’ai cru alors que je ne vivrais jamais douleur plus insoutenable… Il était mon mentor, et bien davantage encore, un être cher que la mort me ravissait sans crier garde, me plongeant dans une dépression profonde, dont je ne sortais qu’au bout de deux ans… Je m’enquis alors de lui faire honneur en réalisant la traversée à laquelle il me destinait au moment de sa mort… Une traversée qui me prit bien plus encore… Arrivée en Amérique, j’avais alors appris l’accident de mon frère aîné, et pris connaissance de l’état incertain dans lequel il se trouvait. Sans réfléchir davantage, je m’étais alors jetée à corps perdu dans le voyage de retour, obnubilée par ce frère que j’étais peut-être en train de perdre. Et c’est ainsi que j’avais tout perdu, dans le cœur d’une tempête, songeant à mon frère, la bôme était venue s’écraser contre mon crâne, me laissant aux affres implacables de cette tempête. Et alors que j’aurai pu mourir, quelqu’un s’accorda à me laisser vivre encore…

L’endroit où je me suis réveillée ne m’a pas paru sécuritaire, et ma première impression fut la bonne, malgré mon esprit embrumé, ma vision floue et mon crâne lancinant, je savais que je n’étais pas sauvée… J’avais alors découvert un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence, et que j’aurai voulu ne jamais connaître. Si je n’ai laissé personne taire mes espoirs de retrouver ma vie d’avant, c’est parce que j’étais mue par le désir si fort de revoir mon frère. Je ne pouvais imaginer qu’il mourrait sans que je ne puisse le revoir, lui parler encore une fois, lui dire que j’étais désolée d’avoir été si longue à me remettre. Je ne pouvais pas accepter de perdre un dernier instant avec lui, si son heure était venue. C’est pour cela que je ne m’étais pas soumise à Jewel Harrington, prince anglais mais surtout vampire, c’est pour cela que j’avais toujours cherché à m’enfuir, d’abord de Belfast où il me gardait comme esclave, puis d’Heartkiller où il m’avait emmenée tandis que des affaires l’y attendaient. Je n’avais pas été docile, je ne m’étais pas abaissée à le servir, je refusais qu’il me réduise en esclavage, et allez savoir pourquoi cela lui plaisait autant… Ma compagnie, et la rébellion qui allait de pair avec, l’amusaient beaucoup, si bien que plus je cherchais à m’enfuir et à lui échapper, plus il m’appréciait. Il s’accorda même à m’offrir une certaine protection, en me confiant à Errol Shaw, archiviste de la famille royale anglaise. Et avec lui, je nouais alors une relation dont je n’avais pas particulièrement envie de parler, pour des raisons qui m’étaient propres, et que lui-même ne devait soupçonner. Mais lorsque le devoir le rappela à Belfast, il m’emmena une fois de plus avec lui, prétextant que j’étais son esclave et qu’il préférait me garder à l’œil. Belfast me convenait mieux, cela me rapprochait de mon frère, de mon fiancé, de mes parents, et de la possibilité de les revoir tous… Étais-je à ce point naïve de croire que je pourrais lui échapper, qu’il me laisserait libre une fois que j’aurai rejoint ma famille ? Me croyais-je dans un conte de mon folklore irlandais ?

J’étais probablement devenue trop calme, trop rapidement, malgré le fait que je lui servais l’excuse que je ne voulais pas voir son paternel me tuer, cela lui avait mis la puce à l’oreille. Seulement, comme il ne m’avait pas cru capable de commencer mon escapade en plein milieu de la nuit il ne s’était inquiété de ma soudaine absence qu’au petit matin, à une heure où il ne pouvait malheureusement plus sortir. Cela m’avait laissé suffisamment de temps pour atteindre Galway ! Même moi je n’y avais pas cru, à chaque seconde à partir du moment où la nuit était revenue, je m’attendais à ce qu’il n’arrive derrière moi et m’attrape, me ramène à l’endroit qu’il refusait que je quitte. J’avais presque atteint notre maison lorsque cela arriva, lorsque sa main vint se plaquer contre ma bouche et que son autre bras m’immobilisa contre lui. J’avais essayé de me débattre juste un instant, jusqu’à ce qu’il murmure à mon oreille « Réjouis-toi, quelques minutes de plus et j’aurai dû les tuer parce qu’ils t’auraient vue. » Et tapie dans l’ombre, prisonnière de mon maître, je voyais mes deux parents rentrer… ils avaient l’air d’être éteints, comme si plus une seule once de vie ne parcourait leurs corps respectifs. Jewel Harrington avait alors entrepris de me révéler la vérité que je cherchais tant, sur le sort de mon frère, mais il m’accorda le bonus de voir ce que l’on faisait pour moi et ce que mon fiancé était devenu. Sans grand ménagement, il m’avait conduite de force jusqu’à la ville, restant toujours dans l’ombre pour que personne ne me voit ou ne le voit lui. Il avait décidé de commencer par mon fiancé, que je vis au travers des vitres du bar du port. Il me semblait heureux, seulement un an après ma disparition, il n’abordait pas un air abattu, il semblait… heureux ? Avait-il été si facile pour lui de me croire morte en mer et de reprendre le cours de sa vie ? Nous allions nous marier, et pas moins d’un an après ma disparition, il donnait l’impression d’être à nouveau heureux… Une claque que je prenais avec tant de violence que j’avais l’impression qu’elle était réelle… La deuxième chose qu’il m’emmena voir se trouvait au bout de la jetée, la même où Samuel m’avait cri qu’il m’épouserait dès que je remettrai le pied en Irlande… Ce que j’y trouvais me sembla irréel, sûrement parce que je me savais vivante, mais que le reste de la terre l’ignorait. Cela ressemblait presque à u autel de prière, un autel à ma mémoire… Alors j’étais vraiment morte aux yeux du reste du monde ? Quoi de plus normal après tout, mon bateau avait disparu en mer, dans les affres d’une tempête si violente que je m’en souvenais encore après un an, que la douleur de mon crâne ouvert me parvenait encore depuis mes souvenirs… Il me sortit de ma rêverie lorsqu’il me tira de nouveau à lui pour m’emmener encore ailleurs, je ne soufflais plus le moindre mot, trop perturbée parce que ce que j’avais finalement vu, et pourtant le pire m’attendait. J’ignorais totalement jusqu’où il me traînait, je n’avais pas pris garde aux endroits que nous traversions, aux chemins que nous empruntions, et ce n’est qu’après avoir dépassé plusieurs rangées de tombes que je comprenais où nous étions. Je n’avais pas voulu comprendre pourquoi il m’amenait ici, mais lorsqu’il me jeta sans grand ménagement au pied d’une tombe, et que je lis le nom gravé dans la pierre, cela me sembla encore plus irréel… J’avais touché le marbre pour rendre cela plus réel, effleuré les lettres de son prénom, et les larmes m’étaient finalement montées aux yeux. Et alors que j’avais cru auparavant vivre la pire douleur de mon existence, je comprenais que je m’étais trompée… Tandis que je sentais mon cœur battre dans ma poitrine, il m’insupportait de savoir qu’il s’était arrêté depuis des mois dans celle de Declan…

Le monde avait perdu de son intérêt sans Declan, sans ce grand frère que je chérissais tant. Même si j’avais continué cette vie d’esclave des années durant, jusqu’à ma mort sûrement, sans jamais le revoir, le savoir en vie aurait été plus supportable que de le connaître mort. J’avais perdu de mon éclat, et de ma force, j’étais irrémédiablement brisée, et comme s’il le sentait Jewel Harrington avait choisi de me laisser respirer. Il ne me laissait pas lus de liberté, me gardait toujours à l’œil, mais il ne m’adressait pas la parole, ne me demandait pas d’obéir à des ordres que j’aurai de toute façon refusé d’exécuter… Comprenait-il ma peine ou était-ce simplement pour éviter de me transformer en un fardeau qu’il ne voulait pas supporter ? « Kay, je te parle. » Mais j’avais choisi de l’ignorer, je me fichais de ce qu’il avait à me dire, mes pensées étaient toutes pour Declan, ce frère perdu que je ne reverrai plus jamais, à qui je n’avais pas pu témoigner mon amour, m’excuser de tout un tas de choses… Je n’avais rien mangé depuis des jours, il s’en inquiétait mais cela ne me semblait pas me concerner outre mesure. Je ne sais plus comment cet échange de paroles avait commencé lorsque je lui jetais à la figure un tas de reproches, sûrement plus absurdes les uns que les autres, et pour la première fois depuis que j’étais à son service, il me gifla. Je ne compris pourquoi que lorsque la voix de son père se fit entendre derrière moi, et j’avais le droit à un tas de phrases plus menaçantes les unes que les autres, un discours qui ne lui ressemblait pas, du moins à mon égard. Il me sauvait la vie, du moins il essayait, mais je lui facilitais de moins en moins la tâche. Plusieurs jours plus tard, j’ignorais encore tout cela avait commencé, je me sentais tellement déconnectée que presque rien ne me restait en mémoire. « Tu vas te faire tuer ! » Me hurla-t-il. « Tant mieux ! » Avais-je répondu avant tant de force qu’il en parut étonné. Il n’avait peut-être pas compris qu’en me privant d’un dernier instant avec mon frère, il m’avait ôté tout envie de vivre. J’étais de retour dans une dépression si profonde que j’étais certaine de ne jamais en sortir. Et mon comportement allait en se dégradant, je ne faisais que mettre un peu plus ma vie en danger, mais mourir ne me faisait pas peur, plus rien ne m’effrayait vraiment désormais.

Il ne m’informa que tardivement de ce qu’il comptait faire de moi. Il essayait encore de capter mon attention, alors qu’il écrivait une lettre à je-ne-savais-qui, et je ne répondis que par un « hum » sans lui accorder un regard ou même un mot réel. Suite à plusieurs évènements qui agaçaient particulièrement Sa Majesté, le père de Jewel, il semblait inquiet de me voir mourir bêtement à la moindre seconde d’inattention de sa part. Il m’expliqua finalement que la lettre était adressée à Errol et qu’il me renvoyait auprès de son archiviste, à Heartkiller. J’haussais les épaules comme si cela n’avait pas la moindre importance pour moi. Pourtant Errol Shaw était loin de revêtir une importance quelconque… Je n’avais pas spécialement envie de parler de lui, non pas que cela me dérangeait, mais je préférais éviter les sujets délicats. Cependant je ne pouvais pas nier que quelque chose me reliait à lui… J’aurai préféré dans une certaine mesure ne pas le revoir, mais puisque c’est là-bas que Jewel Harrington m’envoyait, j’irai le retrouver, que je le veuille ou non.