Je froisse ma feuille de papier avec rage, et l'expédie aussi sec dans ma corbeille. Encore une tentative ratée. Une de plus à ajouter à mon compteur. Je ne peux pas m'empêcher d'être amusé par ma propre prétention. Ecrire mes Mémoires, rien que ça ? Alors que je n'arrive même pas à rédiger l'introduction ? Et quelle introduction ... Sentimentale, larmoyante par endroits, subjective tout le long ... Et pourtant, je ne peut pas m'empêcher de reprendre mon stylo-plume et une nouvelle feuille, et de me lancer dans une nouvelle tentative.

A vous qui lisez ces lignes, je lance un avertissement. Ne poursuivez pas votre lecture, si vous n'êtes pas prêts à apprendre la vérité sur ce monde. Si vous ne voulez pas sursauter au moindre petit bruit nocturne, sombrer dans la folie et la paranoïa. L'ignorance est parfois un don, qu'il nous est impossible de récupérer une fois qu'on y a renoncé. Ne prenez pas ce que je dit à la légère.

...

Vous êtes toujours là ? Tant pis pour vous. Maintenant, il est temps de me présenter, je crois. Je m'appelle Eusèbe Delcasso. Je suis né à Lyon, en l'an de grâce 1544, le 26 février. Oui, je parle bien de l'année 1544 après Jésus-Christ. Ce qui me fait, à ce jour, la bagatelle de ... 469 ans. Et des poussières. Mais comment serait-ce possible ? Allez, je suis sûr que vous en avez déjà une petite idée, non ? Je suis un vampire. A l'ancienne, attention. Version Dracula, et pas celles plus récentes, dégoulinantes de guimauve et de gel coiffant ... Beurk.

Pour comprendre comment j'en suis devenu un, il faut remonter à ma jeunesse. Le XVIe siècle. La Réforme. Ca doit vous dire quelque chose, non ? Le protestantisme, les Guerres de Religion ? Non plus ? Allez chercher un manuel, franchement ... Enfin bref. Naître dans un contexte pareil, c'était pas du gâteau, surtout quand votre famille faisait partie des protestants, comme la mienne ... Une époque sombre, entrecoupée de multiples guerres civiles, de massacres, de haines, d'atrocités de la part des deux camps ... C'est là que j'ai vu le jour. C'est là aussi que j'y ai laissé mon humanité. En toute connaissance de cause.

Pourtant, rien ne me prédestinait à ça. Jusqu'à ce que je dépasse mes vingts ans, ma vie a été ... banale. Fils d'un orfèvre et d'une fille d'orfèvre, j'ai naturellement entamé mon apprentissage de cette même profession. Avec succès. J'étais vraiment doué pour ça. A l'époque, je me voyais marcher plus tard dans les pas de mon père, reprendre son atelier, et perpétrer la tradition familiale, comme tout bon fils. J'étais aussi très croyant. On peut dire qu'ils n'avaient pas mal choisit mon prénom. Je croyais en Dieu. En Son amour. En Sa protection. En Son dessein, insaisissable, mais forcément bienveillant. Quelle naïveté ...

Je me suis marié dès l'obtention de mon statut de compagnon, en l'an 1566. Un mariage arrangé, bien sûr, avec la fille d'un des influents confrères de mon père. Coup de chance, ça a été l'amour fou. Vraiment. Intense, passionné, réciproque ... le rêve. Malgré les menaces qui planaient en permanence au-dessus de nos têtes, nous avons pu vivre des années merveilleuses. Surtout avec la naissance de notre première fille, quatre ans plus tard. Nous n'étions pas engagés dans ce conflit. J'étais fondamentalement, viscéralement pacifiste. Voilà bien un point qui n'a pas changé, 400 ans plus tard ...

Je souris malgré moi, à l'évocation de ces souvenirs. Je m'arrête un moment d'écrire, le stylo dans les airs. Et puis ce sourire s'efface, aussi rapidement qu'il était apparu.

Et puis le rêve a viré au cauchemar. Le 31 août 1572. En ce jour maudit, une semaine après le massacre de la Saint-Barthélémy, la déflagration engendrée par ce carnage a atteint Lyon à son tour. Un véritable carnage parmi la communauté protestante a été commit. L'intégralité de ma famille en faisait partie. J'étais de retour d'une visite chez un ami, quand ces catholiques fanatiques me sont tombés dessus. J'ai réussit de justesse à semer mes poursuivants, et je me suis terré dans les égouts. Terrorisé. Incapable de secourir les miens. J'aurais peut-être réussit à les sauver. J'aurais dû essayer. J'aurais dû ...

Les larmes de sang coulent librement sur mes joues. Même quatre cent ans plus tard, la culpabilité, la douleur et le chagrin sont toujours aussi vives. Le fardeau de l'immortalité conjuguée à une excellente mémoire est lourd à porter ...

Je me suis réfugié chez l'un de mes amis, à l'extérieur de la ville, le temps que les choses se calment. Et puis, quand je suis rentré chez moi ... Ils avaient tout dévasté, pillé tout ce qui avait de la valeur. Les corps de ma famille gisaient dans la rue, jetés par la fenêtre. J'avais tout perdu. Tout. Y compris ma foi en Dieu. Qu'avait-il fait, pour moi ? A part laisser une horde de fanatiques massacrer en Son nom ma femme et ma fille ? Je n'avais jamais fait de mal à personne. J'avais toujours suivit Ses règles. Alors pourquoi ?

Je l'ai renié. Lui et sa religion remplis de mensonges. Il se contrefichait de nous. Nous n'étions rien à Ses yeux. Je ne pouvais plus croire en Lui, quand bien même je me fermais ainsi les portes du paradis. J'ai sombré dans l'alcool, tout en me jetant à corps perdu dans mon travail pour passer le temps. Je n'en pouvais plus. La vie m'était insupportable, mais l'idée du suicide l'était tout autant. J'haïssais les autres, le monde, et plus que tout, moi-même.

Et puis, je l'ai rencontrée, en 1573. Je m'étais établit à l'écart de la ville, dans une vieille bicoque rafistolée. J'étais occupé à me bourrer consciencieusement la gueule, quand elle a frappé à ma porte. En pleine nuit. Une voyageuse solitaire soit-disant égarée. Vous aussi, vous le voyez venir gros comme une maison, le piège ? Et pourtant, j'ai ouvert. Trop ivre pour me soucier de quoi que ce soit. Et c'est là qu'elle a révélé sa vraie nature, vampirique. Quand elle a voulu me saigner à mort ...

Encore maintenant, j'ignore pourquoi elle s'est ravisée, et m'a proposé de devenir l'un d'eux, à la place. Pas parce que j'étais en état de résister, ça non. Pourquoi, alors ? Pas à cause de mon charme renversant, non plus. J'étais une vraie épave, à ce moment ? Alors ? Par compassion, aussi ridicule que cela paraisse ? Pour se divertir ? Peut-être que la meilleure explication réside dans mon talent d'orfèvre ... Aucune idée. Et je n'ai jamais osé poser la question ...

Pendant cinquante ans, je suis resté à son service. J'ai réellement atteint le sommet de mon art, avec mes plus belles créations en son honneur. Elle m'a offert une nouvelle vie, m'a appris les codes à suivre en tant que vampire, à me nourrir sans attirer l'attention, à vivre tout en me protégeant du soleil ... De cela, je lui serais toujours éternellement reconnaissant. Il est tout de même ironique qu'il m'ait fallût devenir un vampire pour reprendre goût à la vie ... Mais, peu à peu, j'ai finis par éprouver le besoin de retourner sur les lieux de mon ancienne vie.

Je suis donc retourné à Lyon, en 1624. Tout avait changé. Mon ancien atelier, rasé, ma vieille maison, disparue. Mes amis étaient bien sûr morts depuis belle lurette. Et puis, je suis allé me recueillir sur les tombes de mes proches. J'ai alors réalisé que la douleur n'avait pas baissé d'un iota. J'avais simplement réussit à l'occulter, la plupart du temps au moins. Je ne pouvais pas rester là-bas, pas sans retomber dans ma dépression. Alors je suis rapidement repartit. Pour où ? Partout, et nul part à la fois.

Pendant les 150 années qui ont suivit, j'ai voyagé à travers le monde. Sans me fixer nul part, plus de quelques mois. Des colonies américaines au lointain Japon, de l'Islande à Madagascar. Sans jamais trouver ma place, quelque part. Je ne savais pas quoi faire de ma vie, désormais. J'étais déjà un talentueux orfèvre. Je ne pouvais pas aller au-delà, je le savais. Alors, que devais-je faire ? Ironiquement, c'est en France que j'ai trouvé la réponse. A Paris, pour être précis. La vie culturelle et scientifique y battait son plein. Les salons, surtout. C'est là que j'ai eu une révélation, au contact des savants, des philosophes, des écrivains de tout poil. J'avais soif de culture, de connaissance, de savoir. Et j'avais toute l'éternité pour satisfaire ce besoin ... Les idéaux des Lumières, surtout, m'ont profondément touché. J'y ai cru. De toute mon âme. Je voulais croire que les Humains, auxquels je m'assimilait encore inconsciemment pouvaient établir un gouvernement juste et tolérant, pour tous. Quelle naïveté ...

Sûr que quand on voit comment les choses ont fini, on ne peut que considérer la Révolution Française d'un oeil critique. Et pourtant ... quelle énergie, quels idéaux fantastiques, quel dynamisme que ceux des premiers temps ! Tout ça pour finir en nouveau bain de sang. La Terreur, puis le Directoire et ses répressions multiples, et enfin l'Empire, avec leurs multiples guerres qui ont embrasé l'Europe ... Mon divorce avec l'humanité était désormais consommé. Je n'étais plus humain. Et je ne voulais plus l'être. C'est lors d'un voyage aux nouveaux Etats-Unis, vers 1830, que j'ai entendu parler d'Heartkiller par un autre vampire. Et je m'y suis établit. J'ai enfin posé mes valises.

Ma maison est petite, mais elle est confortable, et je m'y sens ... bien. Entre mes livres, mes souvenirs de voyage, mon atelier. Je gagne bien ma vie, entre la publication d'ouvrages sur des sujets variés, les quelques commandes de bijoux que j'accepte encore ponctuellement ... et mes peintures. Un hobby que je me suis découvert au contact d'un certain Delacroix, un bon siècle et demi plus tôt. Un homme intéressant. Je ne lui ai pas proposé de devenir vampire. Il aimait trop la lumière du jour pour ça ...


Je considère ma feuille avec un regard blasé. Alors que je m'apprête à la chiffonner à son tour, j'interrompt mon geste, et la range dans l'un des tiroirs de mon bureau. Après tout, ce n'est pas une si mauvaise tentative, non ?