L'eau, profonde et déchainée s'étendait à l'infini devant l'étendue de sable blanc. Calme et reposée, la plage semblait étrangement inhabitée. Il y avait pourtant en son centre une jeune femme, tout aussi ravagée que l'océan. Ses longs cheveux d'un blond attrayant flottaient dans les airs au rythme du vent. Certaines mèches rebelles se posaient sur son front et se déposer devant ses yeux, mais cela ne semblait pas la déranger. Les genoux contre sa poitrine, elle encerclait ses jambes à l'aide de ses bras afin de former un bloc compact. Les yeux clos et le souffle court, elle écoutait attentivement le monde qui l'entourait. Les vagues qui déferlaient avec violence sur la plage étaient des plus audibles. On aurait pu croire qu'avec le temps, leur cacophonie serait devenue désagréable, mais il n'en était rien. Au contraire, leur déferlante s'était presque métamorphosée en une douce mélodie mélangeant rage et sérénité. De temps à autre, la chevelure blonde levait la tête pour vérifier que le soleil ne s'était toujours pas couché. Elle savait que d'ici trois-quatre d'heure, elle devrait abandonner le havre de paix qu'était la plage pour se rendre à un endroit qui n'était que folie et désillusion. Un endroit qu'elle n'appréciait guère, mais qui, jour après jour, lui sauvait la vie. Le plus drôle dans l'histoire, c'était que ce lieu n'était qu'une fine esquisse de sa vie. Jeune, démesurée et insouciante, elle s'était adonnée à des plaisirs malsains qui l'avaient rendue coupable de crimes interdits. Impunie, elle était désormais condamnée à vivre avec sa culpabilité et sa folie naissante, pour ne pas dire grandissante. Elle était tout simplement perdue dans un monde inconnu qui n'était pas le sien et qui ne le serait jamais. Seule, comme à son habitude.
Elle se redressa en sursaut, essoufflée par sa course aux souvenirs. Au fil des jours, la douleur dans sa poitrine s'était agrandie. Trois mois après, elle était tout aussi large et profonde qu'à ses débuts. Elle avait besoin de quelque chose, de quelqu'un, d'un soutien aussi physique que moral. À nouveau, elle ferma les yeux et tenta de calmer les battements de son coeur. En vain, ils étaient bien trop puissants pour être étouffés si facilement. Désuète, elle n'était plus qu'une épave parmi celles du cimetière qui filait un peu plus loin à sa gauche. Elle avait besoin de se rafraichir, besoin de changer d'air et de renaître. Avec un calme insoupçonné, elle se leva et marcha à pas lent jusqu'à l'eau. L'un après l'autre, elle enfonça ses pieds dans l'eau et marcha. Encore et encore. Elle ne s'arrêta que lorsque sa bouche fut recouverte. Dès lors, chaque son fût avalé et perdu dans l'océan. Pendant un instant qui lui parût presque inexistant, elle resta ainsi. Puis, elle fit demi-tour et quitta la plage sans même prendre la peine de se retourner. Elle pénétra dans la forêt et plongea au fur et à mesure des mètres parcourus dans un univers de désolation. Hormis le paysage, rien n'était différent de la plage. L'endroit était calme et plutôt apaisant. Pourtant, lorsqu'on y regardait de plus près, on se rendait vite à l'évidence, les ténèbres habitaient la jungle. Elle savait que d'un instant à l'autre, sa vie pouvait s'achever. Une morsure, une blessure et même une égratignure, tout était ici synonyme d'une mort certaine. Alors il n'y avait pas de temps à perdre. Elle ne marchait plus, mais courait. À chacune des secondes qui s'écoulaient, la forêt semblait se rétrécir pour bientôt s'écraser sur elle. Alors, il ne resterait plus rien d'elle et personne ne saurait qu'elle était ici, seule et perdue. Rien, elle n'était rien. Elle n'était qu'une fissure sur une façade terne et triste. Elle n'était personne alors qu'elle se devait d'être quelqu'un. Elle avait promis. Elle Elle avait promis de quitter cette île et de rentrer chez elle. Et elle le ferait.

L'air sembla lui manquer, elle se mit à courir. Désormais, quitter la jungle qui avait été son foyer depuis son arrivée n'était plus une option. C'était une nécessité. Le besoin de s'évader était plus fort, elle ne se mit à ralentir le rythme que lorsqu'elle aperçut les premières traces de la ville. Quelques mètres plus loin, elle s'arrêta et regarda autour d'elle. Il n'y avait que la forêt, Heartkiller et le désespoir. Rien n'avait changé depuis hier soir. C'en était presque pitoyable. Et l'air lui manquait, encore et toujours. Elle s'écroula contre un arbre, la respiration difficile. Elle leva les yeux au ciel et constata avec horreur que le soleil n'était plus qu'un regrettable souvenir. Les étoiles perçaient déjà la toile bleue qu'était le ciel tandis que la lune éclairait déjà sa chevelure blonde. Le temps allait lui manquer. Elle se releva péniblement et prit une démarche à la fois naturelle et dépourvue de toute dignité. S'il y avait bien une chose qu'elle détestait, c'était la ville. Il y avait trop de monde, trop de danger pour qu'elle ne risque rien. Mais elle avait besoin de nourriture, elle avait besoin de tant de choses pour survivre. Elle emprunta un chemin qu'elle ne connaissait que trop bien et en l'espace de quelques minutes, elle arriva devant le club. Elle y entra, non sans envisager de partir en courant et de nager jusqu'à en mourir. Et puis, l'odeur la frappa. Forte, désagréable et imprimée dans les tissus de sa peau pour toujours. Comme à son habitude, elle prit le chemin des coulisses pour aller se changer. Sa tenue l'attendait toute prête, pendue sur un cintre. « Kendrick ! » Elle se retourna, le regard à la fois vide et emplit de haine. « C'est à toi, ma belle. » Elle fit son plus beau sourire à la femme qu'elle détestait le plus au monde et, la tête haute, elle rejoignit la scène. Elle n'avait qu'une envie : se jeter sur le premier homme qu'elle voyait, lui voler sa veste et rejoindre la jungle. Elle n'aimait pas la jungle. Elle détestait la jungle. Elle la méprisait, mais elle la préférait de loin face aux Plaisirs coupables. En vérité, n'importe quel endroit était préférable face à ce lieu. Mais Zéphyr s'était montré généreux en lui proposant ce travail sans même faire d'elle une esclave alors elle devait se montrer reconnaissante. Elle devait se montrer belle, confiante et provocante pour satisfaire les bêtes répugnantes qui peuplaient la salle.
Kendrick répétait sa danse avec une certaine lassitude qu'elle cachait derrière un masque de joie. Elle bougeait avec passion et charme, mais tout était faux. Absolument tout. Même elle, elle n'était pas vraiment là, sur scène à danser. Son esprit parcourait la salle à la recherche de quelque chose, quelqu'un à voler. Elle était passée maître dans l'art de la corruption et il fallait dire que Zéphyr n'avait pas désarrangé la chose, bien au contraire. S'approcher d'un porc, danser et le distraire tandis qu'une main baladeuse se faufiler dans la poche de sa veste. Ce n'était pas quelque chose de très honnête ni de très rentable et Kendrick savait qu'elle risquait gros si elle se faisait prendre, mais elle était bien trop motivée pour s'en soucier. Toujours sur scène, elle souriait et lançait des regards charmeurs à la salle. À l'heure actuelle, elle se détestait de regarder avec passion ces hommes. Mais elle le devait, pour elle et pour tous les autres pour des centaines de raisons. Ces goujats avaient de quoi survivre, chaque jour de leur foutue vie. Ils avaient de quoi se nourrir et de quoi faire un feu. Ils avaient de quoi se vêtir pour toujours. Les naufragés, eux n'avaient rien. Le prix élevé de la liberté se résumait à un confort quasi inexistant et à une vie passée à fuir et à se cacher. Ce n'était pas une vie. Et plus elle y pensait, plus Kendrick détestait ces gens.
Le temps fuyait à vive-allure et avec lui, il l'emportait, elle et toute sa haine. Son travail aux Plaisirs Coupables était terminé pour ce soir, elle allait bientôt récupérer son précieux butin. Avec une précipitation qu'elle ne cachait à personne, Kendrick quitta la scène et se dirigea vers les coulisses. Tête baissée pour que personne ne l'aborde, elle n'avait qu'une envie : rentrer chez elle. Si l'on pouvait appeler la plage et la jungle ainsi. « Kendrick, beau boulot ! » Elle s'arrêta, se retourna et avec un sourire hypocrite, remercia la danseuse. Tout comme elle, c'était une pauvre fille qui travaillait pour de l'argent. Il y avait trop de filles comme elle ici. De nouveau, elle se retourna et manqua de peau de percuter un homme, faisant tomber au passage les accessoires qu'elle tenait dans la main. « Merde. » Elle se baissa et ramassa avec maladresse ses fameux instruments de séduction. « Ne m'aidez pas, surtout. » Elle releva la tête vers l'homme, le reconnu. Son souffle lui manqua.

Son regard planté dans celui de Gabriel, Kendrick se sentit blêmir. Elle savait qu'elle était littéralement en train de se décomposer, elle parvenait presque à sentir son corps se briser en mille morceaux. Il n'y avait aucun doute possible sur l'identité de cet homme, c'était le même qu'elle avait connu à Londres, il y a si longtemps. Si elle l'avait considéré comme son propre frère par le passé, il n'en était plus rien aujourd'hui. Pour dire vrai, Kendrick était même désagréablement surpris de le voir ici, à Heartkiller. Après son naufrage, elle s'était imaginée vivre seule et loin de toutes connaissances durant des années. Elle s'était même laissée surprendre par le désespoir en s'imaginant rongée par les vampires. Mais voilà que Gabriel se tenait en face d'elle, peut-être lui offrait-il une source de lumière dans ce tunnel lugubre. En tout cas, elle l'espérait. Oui, elle était plutôt mitigée à l'idée de rencontrer Gabriel ici. Elle sentait d'étranges sentiments l'envahirent, c'était comme si la rage et la sérénité se mettaient à couler dans ses veines à une vitesse folle.
Elle était heureuse et soulagée de retrouver Gabriel ici. Ravie de savoir qu'il était toujours en vie, elle avait presque envie de se jeter contre lui et de ne plus jamais le lâcher. Presque. Car le soulagement de ses retrouvailles se confrontait malheureusement au fait que Gabriel était ici. Pas à Londres, mais bel et bien à HeartKiller. Elle s'était définitivement trompée sur lui, peut-être même était-il un vampire ? L'idée la fit frissonner d'horreur, mais elle n'eut pas le temps de s'imaginer plus. « Pour le moment, je n'ai qu'une envie : me crever les yeux. » Un faible sourire se dessina sur ses lèvres. Elle reconnaissait définitivement le vrai Gabriel derrière ses mots, son ami de toujours.
Une voix en elle lui souffla pourtant le contraire. Alors pourquoi n'est-il pas venu te voir ? De nouveau, un sentiment d'horreur et d'abandon fit frissonner chaque parcelle de sa peau dénudée. Elle avait envie de se jeter dans les bras de Gabriel. Elle avait envie de pleurer sur son épaule, mais la fureur de sa fierté l'en empêchait. Il n'était pas venu la voir. D'après le personnel médical, il n'avait même pas cherché à la contacter. Elle s'était retrouvée seule et perdue, sans rien ni personne. Voilà pourquoi elle était partie au Triangle des Bermudes, elle avait fui pour essayer d'oublier. Oublier toutes les personnes qu'elle avait perdues. Et maintenant elle se retrouvait aux Plaisirs Coupables, à faire des choses qu'elle n'aimait pas et  tout ça à cause de Zéphyr. Ou plutôt, à cause de Gabriel. Elle était persuadée que c'était de sa faute si elle avait embarqué sur ce navire. Après tout, si Gabriel était venu lui rendre visite, elle n'en serait pas là.
Un sentiment de haine profond transforma son visage, mais Gabriel détourna le regard. « File te rhabiller, j'ai l'impression d'avoir ma p'tite soeur à poils devant moi et ... je sens que je ne vais pas m'en remettre. » Kendrick se redressa lentement, prenant bien soin de ramasser chacune de ses affaires. Sincèrement, elle avait envie de lui coller une baffe à Gabriel. Après toutes ces années loin de lui, la seule chose qu'il était capable de lui dire était un reproche. Il était vraiment impardonnable.
« Gabriel, je... » Elle avait bien failli s'excuser, mais elle s'était ravisée au dernier moment. Incapable d'articuler une syllabe de plus, elle préféra détourner à son tour le regard. Après quelques instants de silence, elle soupira et abandonna. D'un pas rapide, elle se dirigea vers les coulisses et enfila sa seule et unique tenue, qui se composait simplement d'un débardeur et d'un jean. Elle aurait aimé prendre le temps de discuter avec les autres filles, mais elle n'avait justement pas de temps pour cela. De l'autre côté du couloir, Gabriel l'attendait. Elle devait bien l'avouer, Kendrick était très anxieuse à l'idée d'entamer une véritable conversation avec lui. L'un comme l'autre n'avaient plus donné de nouvelles et maintenant, Gabriel se tenait à quelques mètres d'elle. Il lui semblait pourtant si loin, perdu à tout jamais dans les rues de Londres. Une pression sur son épaule la ramena à la réalité, elle quitta la salle et s'avança dans le couloir. L'instant qu'elle redoutait tant arrivé et elle n'était pas prête. Elle ne serait probablement jamais prête.
Inquiète, elle se mordit la lèvre et joua distraitement avec ses doigts. C'était bien la première fois depuis son naufrage qu'elle se sentait si faible. Il y avait tellement de choses qu'elle aurait aimé lui dire qu'elle ne savait pas par où commencer, alors elle murmura discrètement entre ses lèvres sa pensée la plus présente. « Je peux pas. »  Elle ne pouvait tout simplement pas. Elle n'arrivait pas à croire qu'il se tenait là devant elle, qu'il était en bonne santé alors qu'elle, elle était agonisante, que ce soit à Londres ou à HeartKiller. Elle n'arrivait pas à croire au soulagement et à l'espoir nouveau qui coulaient dans ses veines. Elle n'arrivait juste pas à croire en sa présence. Elle avait même envie de le toucher, ne serait-ce que de l'effleurer et de sentir le contact de sa main posée sur la sienne. Juste une seconde, juste un instant, comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas.

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