Je n’avais jamais eu de chance en amour. J’étais tombé sur des voyous, des pourris, des hommes qui s’étaient servis de moi comme on se servirait d’une décoration, pour attirer les autres de par sa beauté et rien d’autre. Pire encore, j’avais été jusqu’à voler et toucher à la drogue par tant de mauvaises fréquentations. De toute façon j’assumais, je n’en avais guère le choix, j’avais traversé une période où j’avais bravé les interdits et j’en avais payé les conséquences. Bien sûr que ses hommes n’avaient jamais été faits pour moi, mon frère me l’avait démontré bon nombre de fois mais j’avais eu besoin de me le prouver par moi-même et cela n’avait pas traîné. Jude, lui était différent. Jude, Jude, ce prénom qui me résonnait dans la tête du matin jusqu’au soir, ce prénom qu’il me suffisait de me répéter pour trouver la force et le courage d’avancer, ce prénom qui me faisait sourire dans certains moments qui ne s’y prêtaient absolument pas. Etais-je amoureuse ? Ce n’était pas vraiment la question que je devais me poser. Non, la réelle question était : Est-ce qu’éprouver des sentiments amoureux dans la situation où nous nous trouvions n’était pas tout bonnement du suicide ?

Dès mon arrivée au château, j’avais fait la rencontre du jeune homme et une alchimie sans pareille m’avait marqué à jamais, tel un souvenir inoubliable, gravé à vie dans ma mémoire. Il avait suffi de quelques minutes, quelques banales paroles échangées pour que le sourire ne me quitte pas pour le reste de la journée. Il était envoutant, surprenant et réellement attachant, au point de prier pour avoir la possibilité de rester à ses côtés des heures entières sans devoir craindre une quelconque arrivée qui pouvait tout bouleverser. Il aurait pu me dire de sauter de la plus haute tour que, comme hypnotisée par sa voix et son charisme, je l’aurais fait. C’était sans surprise qu’il m’avait parlé de son statut d’incube. Comment aurait-il pu en être autrement ? En un regard je l’avais déjà deviné… Il était du genre à savoir ce qu’il voulait et il en était de même pour moi, seulement, entre vouloir et pouvoir, il y avait un grand pas. J’avais de réels sentiments pour lui. J’avais beau tout refouler à l’intérieur, me dire que ce n’était pas une bonne chose, que c’était de la folie, je ne pouvais contrôler tout ce qui se bousculait en moi au point d’écourter considérablement mes nuits… Je savais que si je me laissais aller, si ma raison ne me poussait pas à tenter de garder la tête sur les épaules, on ferait forcément obstacle à un amour évident et que nous ne pourrions probablement jamais vivre en paix totale avec nous-même. Esfir n’était pas le problème, du moins je ne pensais pas qu’elle ferait barrière à une quelconque histoire, elle ne me voulait aucun mal après tout… Non, le problème était tout autre et il avait le doux nom de Satyne… Jude m’avait déjà parlé de sa relation avec sa maîtresse et elle était tout autre que celle que j’entretenais avec Esfir, c’était peu dire d’ailleurs. Forcément, s’imaginant facilement la réaction de la vampire, on avait fait en sorte de ne pas se faire voir ensemble, même si au fond nous n’avions rien à nous reprocher… On avait certes pu berner tout le monde pendant un long moment mais forcément il y avait toujours un moment où tout se savait et ce moment était arrivé.

Je quittais Esfir sans un mot et attrapais rapidement ma cape dans la foulée pour sortir prendre l’air et me remettre les idées en place, profitant d’une nuit bien noire qui promettait d’être encore plus mouvementée qu’habituellement. Arrivant dans un des couloirs du château, je me stoppais l’espace de quelques secondes pour jeter un coup d’œil aux alentours puis je commençais à marcher d’un pas rapide dans l’espoir de sortir au plus vite. Je n’étais pas dans mon état habituel, j’étais chamboulée et inquiète et à présent, tout ce qui m’avait paru évident dès le départ venait de tout s’écrouler. J’avais eu la visite de Satyne qui m’avait clairement avertis de ne plus m’approcher de Jude, ne manquant pas de me sous-entendre que si je ne rompais pas directement les contacts que j’avais avec lui, cela finirait mal pour moi. Je ne voulais absolument pas me laisser dicter ma conduite et encore moins devoir renoncer à Jude mais malheureusement, la situation commençait sérieusement à se compliquer. J’ignorais comment Satyne avait appris cela mais je savais pertinemment qu’elle le saurait un jour où l’autre de toute façon, il ne m’avait d’ailleurs pas fallu longtemps pour deviner les raisons de sa visite. Seulement j’aurais préféré que cette confrontation se fasse le plus tard possible, je n’y était absolument pas préparé et voilà qu’à présent, tout un tas de choses se chamboulaient dans ma tête. Je ne comptais pas parler de cette confrontation à l’intéressé pour l’évidente raison que je ne voulais pas l’impliquer dans ses histoires ou même le faire culpabiliser. Le plus simple aurait été de rompre les liens avec lui… En étais-je capable ? Certainement pas, mais pourtant cela aurait sans doute était la plus sage décision à prendre…

Parfois je ne pouvais m’empêcher de sourire en imaginant ce que la vie aurait pu être si tout était aussi simple que ce dont je rêvais. J’étais le genre de filles qui aurait pu passer sa vie sur la route, vivre au jour le jour sans se soucier du lendemain. Cela aurait été tellement plus simple, au fond je n’avais pas besoin de grand-chose finalement, avant de perdre mes parents, j’avais eu une vie modeste sans artifices, qui m’avait bien plus collé à la peau que toutes ses mondanités que ma famille d’accueil m’avait fait subir. Pourquoi est-ce qu’autant de personne n’arrivaient pas à se contenter de ce qu’elles avaient ? Finalement est-ce que le plus important n’était pas simplement de profiter de la vie avec les gens qu’on aimait sans devoir se ronger les sangs à savoir de quoi seraient faites les années à venir ? Ma liberté avait toujours été primordiale pour moi et je n’avais cessé de la réclamer haut et fort dès mon adolescence, lorsque je ne cessais de sortir, sans même chercher à me cacher, devant des parents adoptifs impuissants et impassibles devant mon comportement de gamine immature. Cette liberté-là, jamais au grand jamais je n’aurais souhaité la perdre et encore moins qu’on me la retire contre mon gré. Pourtant, c’était ce qui s’était passé à la suite du crash de l’avion et malgré ces envies d’évasions qui me trottaient dans la tête parfois lorsque, postée à la fenêtre, je regardais l’horizon noyé dans les profondeurs de la nuit, j’avais fini par me satisfaire de cette nouvelle vie au service de cette qui était devenue ma maîtresse. Pourtant, il aurait pu être certes périlleux mais aussi si simple de prendre Jude par la main et de m’enfuir avec lui en laissant derrière moi toutes formes d’obligations. Tout était bien plus compliqué que cela et ce n’était pas faute d’avoir essayé d’y faire barrière. D’ailleurs, lorsque j’avais été mise au service d’Esfir, je m’étais promise de ne plus m’attacher à qui que ce soit, j’avais déjà eu tellement de mal à me faire à l’absence de Mathias, ce n’était absolument pas une situation qui se prêtait à la moindre amourette. Non, j’avais simplement souhaité faire mon travail comme il le fallait et entretenir la complicité que j’avais toujours eu avec ma maîtresse, rien d’autre. Seulement, malgré toute ma force de caractère et mes convictions ultimes, j’avais commencé peu à peu à céder à une tentation qui ne faisait que me déchirer peu à peu les entrailles à mesure que je me mentais à moi-même. J’étais peut-être bien plus faible que je ne le croyais mais parfois, le danger et les sensations que nos petits rendez-vous interdits me procuraient avaient un côté excitant. De toute façon, pour Jude, j’aurais été capable de bien des choses dont moi-même serait surprise, c’était certain.

Je marchais à vive allure dans le couloir, ma capuche rouge remontée sur ma tête sans chercher à me retourner. « Roxanne! » Cette voix, qui venait de masquer passablement le bruit de mes pas résonnaient dans l’immense couloir et venait mettre un terme à cette soudaine sensation d’isolement que je venais de me créer. Cette voix qui ne cessait de résonner dans ma tête comme un fantôme qui me hantait nuit et jour. Cette voix, j’aurais que j’aurais pu aisément reconnaître entre mille… Il s’agissait de l’être que j’aimais plus que tout, celui pour qui j’aurais pu aisément sacrifier ma vie. Habituellement, lorsque Jude m’appelait de la sorte, je me stoppais immédiatement et me retournais, mon éternel sourire ne quittant plus mes lèvres, seulement cette fois-ci c’était différent. J’avais plus que tout envie de me retourner mais ma raison me poussait à poursuivre mon chemin, à faire comme si je n’avais rien entendu. Ce n’était pas le moment, ce n’était pas l’endroit, j’avais tellement envie de le voir mais c’était dangereux, trop dangereux… Croyant qu’il avait lâché l’affaire, je poursuivais mon chemin en tentant de masquer toute émotion qui pouvait se lire sur mon visage puis tout à coup, je fus stoppée dans ma course. Jude venait de se mettre en travers de ma route, me forçant à m’arrêter net et à boire ses paroles comme je le faisais habituellement.

« Ça va..? » Je lançais un regard alentour en tentant tant bien que mal à ne pas regarder dans les yeux. Je savais que si mon regard croisait le sien, j’étais fichue, incapable de résister plus longtemps. Je regardais le sol l’espace d’un instant puis il réussit à capter mon regard, ce que j’avais eu tant de mal à chercher à éviter. Tout à coup je me sentais comme fléchir sous le regard envoutant du jeune homme, ce regard hypnotisant dont il était tout bonnement impossible de résister. Je tentais de paraitre détachée mais au fond je sentais comme une flamme grandir en moi, comme une impression d’être faible mais forte à la fois, comme l’impression d ‘être sous l’emprise de l’incube mais d’avoir grâce à cela la force de déplacer des montagnes. Sortant soudainement de ma rêverie, je sursautais légèrement en entendant des bruits de pas venir dans notre direction puis je me laissais attirer sans résistance dans une pièce fermée. J’avais eu, grâce à cela, l’occasion de lâcher son regard un instant et malgré l’appréhension qui se lisait aisément dans mes yeux, je tentais de garder un calme apparent. Nouveau regard rivé vers le sol, je relevais doucement la tête en évitant de laisser celui-ci se noyer dans le sien puis je répondais, ne cachant pas mon appréhension. « Jude, tu sais qu’il ne faut pas qu’on se voit ici. Je n’ose pas imaginer ce qui se passerait si on se faisait prendre. » Je prenais une inspiration, restant silencieuse et particulièrement songeuse l’espace d’un instant puis j’ajoutais, tentant de garder l’air sûre de moi : « Il faut que j’y aille… Je pense que ce n’est ni le moment ni l’endroit… » A l’intérieur de moi j’avais juste envie de passer un moment avec lui, je me fichais du lieu et de l’instant, j’avais simplement envie de rester à ces côtés, rien d’autre… Mais Satyne m’avait avertis… Si elle partait à la recherche de Jude, en sachant la conversation que nous venions d’avoir, elle serait probablement folle de rage, et c’était peu dire.

C’était comme si Jude me connaissait depuis des années, il avait cette fameuse tendance à lire en moi comme dans un livre, même si avec le temps j’étais devenue plutôt douée pour paraitre impassible en toutes circonstances. A partir du moment où Satyne avait quitté la pièce après ce fameux avertissement, je m’étais dit que le mieux était de ne pas en parler à l’incube en cachant qu’au fond, il finirait par se douter de quelque chose. Il n’était pas dupe et le mieux pour moi aurait été de l’éviter pour qu’il me démasque le plus tard possible. Malheureusement, mon plan s’était écroulé comme un château de carte en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire et je me retrouvais à présent en fâcheuse posture, partagée entre l’envie de me confier à lui et la peur aussi bien de faire culpabiliser celui qui comptait tant pour moi mais aussi des représailles de sa maîtresse. Il faisait sombre dans cette fameuse pièce et malgré tout, je pouvais facilement distinguer les contours de son visage, tant je les connaissais trait pour trait de me les avoir tant remémorés dans mes songes. Je restais immobile, craignant le moindre bruit de l’extérieur et tentant de m’imaginer comment je pourrais à présent partir sans ne rien avouer, mais aussi sans blesser celui que j’aimais.

Je venais de tenter de trouver une occasion de me défiler sans pour autant avoir un comportement suspect. Nouvel échec cuisant. Le simple murmure de mon prénom de la bouche de Jude me faisait perdre un peu plus de mes convictions et me retirait progressivement tout envie de le quitter. « Roxanne.. » Instinctivement, mon regard se perdait à nouveau dans le sien alors que la scène que je venais de vivre se bousculait à nouveau dans ma tête dans un rythme infernal. Je sentais les mains du jeune homme rejoindre doucement les miennes alors que je me trouvais face à lui, face à une situation que je n’étais absolument pas prête à affronter. « Satyne est occupée avec l’un de ses jouets et... » Je n’étais pas vraiment convaincue, si Satyne décidait soudainement de retrouver l’un de nous, elle le ferait coûte que coûte, occupée ou non… Je continuais tout de même à l’écouter attentivement, cherchant plus ou moins à être un peu rassurée par les paroles de l’incube. « Personne ne va nous trouver ici. Je doute même que cette pièce ait été occupée auparavant.. » Je faisais doucement non dans la tête sans ajouter quoique ce soit. Nous n’étions en sécurité nulle part et je savais éperdument que Jude en était conscient, je savais qu’il cherchait simplement à me rassurer, comme il le faisait toujours, mais c’était inutile, la situation était trop critique pour que je reste confiante. Mes yeux ne se lassaient plus de scruter le regard azur du jeune homme, ce regard que je ne cessais de me remémorer inlassablement, les yeux fermés, en espérant le voir apparaître lorsque je sortirais de ma rêverie. J’aurais tellement aimé m’abandonner dans ses bras à cet instant-là et tout oublier sur un simple claquement de doigts. Je fermais les yeux l’espace de quelques instants lorsque je sentis sa main effleurer ma joue quand il me remit une mèche de cheveux derrière mon oreille. « Nous n’avons rien à craindre.. » J’aurais tant voulu le croire, j’aurais tant voulu être aussi confiante que lui…

Tout à coup, des voix résonnèrent à travers la porte. Je stoppais soudainement le moindre de mes mouvements et lançait un regard à Jude qui réagit aussitôt en m’empêchant de dire quoique ce soit. Je lançais des regards furtifs vers la porte, espérant de tout cœur que celle-ci n’allait pas s’ouvrir à la volée pour nous dévoiler tous les deux aux yeux de tous. Je me collais contre Jude puis au bout de quelques secondes, nous nous éloignions de la porte en entendant les voix s’atténuer. Je faisais un petit pas en arrière alors que l’incube enlevait sa main de ma bouche en reprenant la parole. « Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, Roxanne... » Je détournais mon regard un instant sur la porte alors qu’il poursuivait. « Et je ne te laisserai pas quitter cette pièce tant que tu ne me dis pas ce qu’il se passe... » Je le regardais furtivement, voyant qu’il était extrêmement sérieux et que de toute évidence il ne lâcherait pas l’affaire si facilement. Je baissais les yeux un instant, pensive puis relevais de nouveau la tête vers lui, me demandant si je ne m’apprêtais pas à faire une grosse erreur en lui faisant une telle révélation. Je plongeais mon regard dans le sien, tout à coup particulièrement consciencieuse puis je posais une de mes mains derrière sa nuque, hésitante. « Jude, il faut avant tout que tu me promettes de rester prudent, de ne pas dévoiler ce que je vais te dire même sous la colère… Sinon nous risquons gros, crois-moi… » Je restais silencieuse quelques instants avant de reprendre, l’air grave : « J’ignore comment mais Satyne sait que nous nous voyons en cachette et… » Je soupirais légèrement, ne cachant plus mon appréhension. « Elle a demandé à me voir, à l’instant… Elle m’a formellement interdit de chercher à te revoir, elle n’a pas mâché ses mots. » Je retirais ma main et me reculais de quelques centimètres. « Ça devient vraiment dangereux… » Trop dangereux sans doute… Même si j’étais consciente que cela valait le coup de prendre le risque, je ne voulais pas qu’il arrive quoique ce soit à Jude.

L’adrénaline… Cette envie de transgresser les règles sans laisser rien ni personne nous donner de limites. J’étais au service d’Esfir depuis quelques mois déjà et pourtant, cet aspect de ma personnalité n’avait en rien disparu. J’avais toujours été comme ça, je n’avais jamais aimé que l’on me dicte ce que je devais faire et seuls quelques privilégiés, les personnes comptant vraiment pour moi, comme mon frère ou Mathias, avaient parfois réussis exceptionnellement à me contenir dans des moments où je me transformais en un véritable ouragan, incontrôlable et dévastateur. Je ne n’étais pas une méchante fille, loin de là, mais je n’étais pas l’une de ses poupées fragiles et manipulable, j’avais simplement besoin d’avoir un contrôle sur ma vie. Satyne semblait en vouloir autrement et en l’espace de quelques minutes, j’avais pris peur, allant jusqu’à me mettre en tête que le mieux était sans doute de renoncer à tout ce qui avait de l’importance à mes yeux à cet instant même, de renoncer à celui qui avait pris une si grande place dans ma vie en aussi peu de temps. Jamais je n’aurais dû penser une seule seconde que cette vampire pouvait avoir un quelconque pouvoir sur la complicité que j’avais avec Jude, et pourtant ma raison l’avait emporté sur mes sentiments. Peut-être plus pour longtemps… Il faut dire qu’un seul regard de l’incube était capable de me faire chavirer sans même que je n’ai le temps de m’en rendre compte. On avait beau chasser sa vraie nature, c’est ainsi qu’elle revenait immédiatement au grand galop… Quel qu’en soient les risques, Jude en valait la peine, au fond de moi je l’avais toujours su mais ce tiraillement entre l’envie et la raison était insoutenable, une vraie torture, inévitable, brutale. J’avais certes peur de ce que Satyne était capable defaire, mais en plus de cela je ne voulais pas que la relation déjà compliquée qu’elle entretenait avec Jude ne se dégrade d’avantage et se transforme en une véritable guerre.

Un simple bruit avait réussi à faire monter la panique en moi, et si Satyne nous cherchait ? Et si elle pensait que j’étais partie directement rapporter notre petite entrevue à Jude ? Et si, au final, elle m’avait tendu un piège ? Il n’avait fallu que quelques petites secondes pour que tout un tas de questions se bousculent dans ma tête. Je devenais paranoïaque sans doute, ou peut-être avais-je simplement retrouvé la raison ? Un simple rapprochement avec Jude avait suffi pour me calmer quelque peu puis le silence revenu avait fait redescendre la tension. Jude était particulièrement têtu mais aussi, je le savais très bien, il avait cette fameuse tendance à réagir au quart de tour, d’où le fait que j’avais tenté de lui cacher cette histoire, sans y parvenir malheureusement. J’étais postée face à lui, laissant ma passivité et ma nonchalance s’envoler peu à peu pour lui faire part de mes craintes. J’avais peut-être tort mais sans doute le fallait-il… Après nous il était autant concerner que moi…

Il avait posé sa main sur ma joue en me promettant de rester calme, promesse qui ne me garantissait absolument rien, j’en étais consciente. Une grande inspiration puis j’avais tout déballé, sans pour autant entrer dans les détails. Je restais silencieuse, guettant la moindre réaction de Jude tout en ne le quittant pas des yeux. « Roxanne.. » Il semblait contrôler difficilement sa colère et parlait entre ses dents. « Elle ne te fera aucun mal... Aucun. Crois-moi que je préfère mourir que de la laisser t’atteindre, me comprends-tu? Elle n'a aucun droit de t'ordonner quoique ce soit! » Je hochais la tête en restant silencieuse l’espace d’un instant, essayant de me convaincre qu’il avait raison et qu’il ne fallait absolument pas que je m’affole puis j’ouvrais de grands yeux en le voyant se diriger vers la porte et l’ouvrir à la volée. J’avançais rapidement en sa direction. « Jude, non ! » Je me glissais entre l’incube et la porte, la refermant au passage, et je le regardais droit dans les yeux, l’air grave. « Tu m’as promis que tu ne ferais rien. » Je soufflais avant de reprendre : « Tu crois vraiment que ça servirait à quelque chose que tu ailles la retrouver pour dire ta façon de penser ? Tu la connais mieux que moi, cela engendrerait une nouvelle dispute et ça risquerait de dégénérer d’avantage ! » Je prenais une voix plus calme et posée et approchais mon visage à quelques centimètres du sien, mon regard ne quittant plus le sien. « Ecoute moi Jude, comme tu l’as dit elle n’a pas le droit de m’ordonner quoique ce soit donc c’est ce qu’on va faire. On va continuer à se voir, comme avant, et advienne que pourra. Si on se fait prendre on assumera, après tout le plus important c’est ce qu’on veut pas ce qu’on veut de nous… J’ai confiance, je vais arrêter de prendre peur comme une fillette de douze ans, ce que je veux c’est être avec toi et tant qu’il en sera ainsi je ne pourrais qu’être heureuse… On s’en fiche des autres, l’important c’est qu’on puisse être ensemble. » Je soufflais à nouveau puis poursuivais, à voix basse : « S’il-te-plaît ne fais pas ça… »

J’étais restée face à lui, sans bouger pendant quelques secondes. Je savais que si Jude décidait vraiment d’aller parler à Satyne, moi-même je ne pourrais rien y faire, ce n’était pas en essayant de faire barrage devant la porte que j’allais le faire changer d’avis. Je le regardais avec insistance, j’avais besoin qu’il m’écoute, j’avais besoin qu’il prenne en considération mes pensées comme il le faisait habituellement et non qu’il reste campé sur ses positions. Il avait toujours été à l’écoute de mes moindres petits tracas, comme moi je l’étais pour lui, mais c’était véritablement la première fois que nous étions tous deux dans une même situation aussi délicate. Ce n’était pas le moment de capituler ou de crier au scandale, le mieux pour moi était sans aucun doute de vivre sans se laisser influencer par une tierce personne. Certes, j’avais beau tenter de rassurer Jude, j’avais toujours en moi cette peur de la réaction de la sœur d’Esfir que je connaissais peu mais dont j’avais assez entendu parler pour savoir qu’elle était capable du pire, mais au final entre mettre ma vie en péril ou renoncer à Jude, le choix était vite fait. L’incube qui me faisait face aurait pu à tout moment me proposer de me jeter du haut d’une tour avec lui, j’aurais pu le faire sans crainte en sachant qu’au final l’important c’était que l’on reste ensemble. « Je sais... Je sais qu’elle finira fort probablement par me démembrer... Mais plutôt moi que toi, Roxanne... Et au moins elle saura qu’elle n’a aucun droit sur toi... » Je prenais tout à coup un air grave à l’écoute de sa réplique. C’était hors de question qu’il ne prenne un quelconque risque pour me protéger, le risque, nous devions le prendre ensemble, ou ne pas en prendre du tout mais il était tout bonnement impensable que le fait de se sacrifier ne lui effleure même l’esprit.

Jude avait posé son front contre le mien en écoutant mes paroles avant de glisser ses mains au niveau de mes joues puis de répondre, à voix basse. « Je ne le ferai pas... » Je poussais un léger soupir de soulagement et fermais les yeux quelques secondes puis les rouvrant lorsqu’il parla à nouveau. « C’est juste que... Je ne veux plus me cacher, Roxanne... Je ne veux plus craindre d’aller à tel ou tel endroit puisque Satyne risque d’y être. Je ne veux plus devoir faire attention aux moindres paroles que je prononce. Je ne veux pas qu’on se retrouve dans une pièce... Louche comme celle-ci. Ni dans la jungle. Ni dans un endroit complètement exclus du palais. Je te veux, toi... Je veux être avec toi. Je veux que l’univers entiers sache que tu es mienne, tout comme je suis tien... Et je sais que tant que nos sommes dans ce foutu palais, on ne peut faire autrement que se voir dans la noirceur.. Mais je me fout de ce que les autres pensent, de ce que les autres disent... ou de ce qu’ils peuvent faire... » Je me reculais de quelques centimètres puis hochais la tête, silencieuse mais à la fois touchée par les paroles de l’incube. Depuis que nous nous connaissions, nous avions tous deux cherché à garder bien au fond de nous des sentiments qui avaient toujours été une évidence, allant même jusqu’à nous dire qu’ils n’étaient pas réels, qu’on devait se tromper. Au fond, je l’avais toujours su que Jude n’avait rien d’un simple ami ou d’un confident, depuis notre rencontre, je m’étais sentie tellement épanouie avec lui, j’avais pu être moi-même sans me préoccuper de quoique ce soit et je lui avais confié une grande partie de ma vie, des choses dont peu de personnes connaissaient l’existence et dont je n’avais pas toujours été très fière. Si la situation avait été différente, j’aurais certainement foncé sans réfléchir, de peur que Jude ne se trouve éprit d’une autre que moi, chose qui aurait été insurmontable sur moi, mais j’avais préféré me mentir pour ne pas avoir à souffrir.

« Il y a un bal organisé par la famille Bridgestone. Lorsque l’horloge sonne les douze coups de minuit, rejoins-moi dans le jardin... » J’avais entendu bon nombre de fois parler de ce bal qui aurait lieu dans quelques jours et auquel Esfir m’avait demandé de l’accompagner. J’avais bien pensé que Jude y serait lui aussi, aux bras de Satyne bien sûr et rien que le fait de devoir être forcée de garder mes distances m’avait profondément perturbé, c’était une véritable épreuve… Je n’étais pas dupe, je savais qu’une telle invitation de la part de Jude n’était pas anodine, qu’à ce rendez-vous, nous n’allions pas nous parler comme nous le faisions habituellement et se contenter d’une franche accolade amicale. Je savais pertinemment qu’il avait sans doute retourné le problème dans tous les sens et qu’il avait pris une décision, décision qui s’avérerait cruciale, décisive. Malgré tout, je n’avais pas envie de me poser de questions, d’être hésitante ou quoique ce soit d’autre, j’avais d’ailleurs répondu sans un brin de réflexion ou encore moins une quelconque méfiance. « Je trouverai un moyen de venir, je te le promets… » Je restais silencieuse un instant puis lui attrapais les mains doucement, toujours dos à la porte. « S’il-te-plaît reste prudent… Pour rien au monde je ne voudrais te perdre, si cela arriverait un jour tu peux être sûr que je ne serai plus que l’ombre de moi-même… Tu as mon entière confiance, tout ce que je souhaite c’est qu’on ne soit jamais séparés, malgré tout cela… Je suis prête à prendre tous les risques, mais absolument pas à ce que tu décides de les prendre tout seul, crois-moi ça je ne pourrais pas le supporter… »